Nachtflug


Un taxi nous dépose outre Rhin, près d'un haut silo à grains, une construction aux façades crème, semi-cylindriques – de celles qu'Alex appelait "maison à rouleaux"... Une brise tiède balaie ce quartier industriel, on voit déjà vers la caisse des lumières de soirée, rouges, bleues; on entend taper les basses quand la porte de la salle s'ouvre. On se change dans la cour, j'enfile mes cuissardes, un cock ring et un jock strap en latex, ça suffira. A l'intérieur, un enfer sonore strié de rayons laser verts: nous y voilà. Dancefloor au rez, fuckfloor au sous-sol, par lequel on accède à une rampe qui nous ramène dans la cour, derrière des palissades, où l'on a dressé des tentes pour abriter d'autres activités récréatives et salissantes. 
C'est la première soirée du "Circuit" de la gay pride: on rencontre des têtes connues, des personnages du Net prennent vie, ils sont plus ou moins conformes à leurs photos, plus ou moins appétissants. On danse avec Pascal et Ig. Ensuite, un Parisien me mobilise, plutôt sympa. Il cache dans son jock une guiche énorme, un vrai donut, assortie de deux autres anneaux de chaque côté du sac. Malgré les produits chimiques, la fatigue des dernières semaines se fait sentir. On quitte l'endroit au petit matin et l'on décide de rentrer à pied, en suivant le Rhin et en empruntant le pont piétonnier – celui qui longe les voies ferrées. La ville, toute bleue, émerge silencieusement de la nuit. Les eaux vertes et blanches du fleuve, large, clapotent le long des piles du pont où grince un train, tandis qu'une barge et sa remorque, chargées de tracteurs agricoles, descendent lentement le courant. Cinquante minutes de marche.
Samedi, une parenthèse de tourisme pour découvrir la ville d'Igor. On garde nos lunettes noires dans son salon orienté ouest, où le soleil se faufile insidieusement entre les lamelles étroites des stores. A chaque fois que l'on se relève, une chute de pression nous oblige à nous rasseoir. En ville, le village occupe tout le quartier du Heumarkt, avec son quota de décibels divers, d'alcools, de danse sur le pavé, de trognes allumées. Mais ici, on aime visiblement la fête, et la CSD est un carnaval supplémentaire. On mange tard, fatigués, dans la cour du restaurant Spiz. On rentre par le Ring, en s'énervant pour des futilités. Je règle le réveil sur huit heures: le téléphone affiche: "Cette alarme sonnera dans cinq heures et dix minutes"...

Lorsque la sonnerie retentit dimanche matin, l'idée d'aller danser paraît totalement déraisonnable. J'écarte les rideaux: il pleut, c'est décourageant. "Je dors encore un moment pendant que tu décides si on y va ou pas", murmure Pascal en reprenant aussitôt ses ronflements. Je me lève, je mets la cafetière en marche, fais marcher le grille-pain. On se lève. Puisqu'il fait mauvais temps, autant s'amuser. On longe l'étang où bavardent des canards grassouillets. Deux stations de métro plus loin, les portes du Nachtflug sont ouvertes. On nous accueille chaleureusement. A la Greenkomm, troisième soirée du Circuit, on danse déjà depuis plus de trois heures. Igor nous présente aussitôt ses "amis de Francfort" – un couple. La boîte est pleine de testostérone, de sueur, de torses nus, de types en shorts. Encore des lasers. Encore de la musique. Encore des drogues. Encore les mêmes types que vendredi, les mêmes qu'à la Démence à Bruxelles, qu'à la Rapido à Amsterdam, qu'au Berghain à Berlin. Tous là, comme nous, dans un autre shaker.
Depuis le temps qu'on projetait d'y venir, je m'étais imaginé un club assez brut, un ancien entrepôt coincé entre une gare de banlieue et un carrefour routier. Or c'est une vraie boîte, sans trop de chichis toutefois, sur un boulevard plutôt chic. Contrairement à l'usage, les durs à cuire ne se tiennent pas au fond, mais restent près de l'entrée; le fond est squatté par quelques hétéros, qui ont réservé deux carrés VIP où les seules filles de la salle se trémoussent, sac à l'épaule, ou restent assises, comme celle, un peu forte, qui arbore un impressionnant chignon.
Beaucoup de monde, trop de monde. Difficile de bouger. Surabondance de corps stéroïdés. Ces types-là ne sont attirés que par leurs semblables... J'ai de brefs échanges avec des hommes dont je peine maintenant à me souvenir. On finit par s'en aller, il doit être autour de midi. Mais quand Pascal sort son iPhone, il s'avère qu'il est en réalité 15 heures 55. On reprend le Ring, le soleil passe entre les nuages qui défilent au-dessus des toits, au-dessus de la couronne des platanes aux feuilles tremblantes. Sur le trottoir, sous un échafaudage, un énorme bourdon rampe péniblement, tractant ce qui doit être un restant de toile d'araignée.

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