Obsolète

On s'installe à la pizzeria. Je te regarde, ton visage est celui d'un vieux, disons les choses comme elles sont. La dernière fois que nous nous sommes vus, tu avais trente-sept ans, moi vingt ou vingt-et-un. Du sexe, à deux reprises. Je ne me souviens de rien, sinon que la seconde fois, tu étais resté dormir, et n'avais retiré tes chaussettes, des chaussettes brunes, qu'une fois sous les draps. Et te revoilà: un homme qu'on ne remarque pas dans la rue, passe-muraille; un paroissien, avec des chaussures en cuir noir, une chemise grise, avec des lunettes de schtroumpf savant, de travers. On mange, tandis que tu parles, que tu parles et que des noms, des noms et des visages de gens disparus de ma vie depuis trente ans remontent du passé, au fil de ton intarissable discours. Tel et Tel. Et Untel, est-ce que je l'ai connu? Oui, je m'en souviens un peu. Mes années de collège. Un temps où les palmarès de classes n'alignaient quasiment que des noms d'ici. Maintenant, tu prononces ceux de profs dont je ne me serais pas souvenu. D'autres, encore. On parle aussi de Bertrand, car tu l'as connu. De sa famille, que tu fréquentes. Et tandis que défile ce brumeux cortège de fantômes, des hommes vigoureux, en shorts, passent sur le trottoir; bien réels dans la lumière du jour mourante. Des corps jeunes, appétissants. Et tout à l'heure, quand notre revue du collège sera épuisée, comment sera le tien, de corps?
Ton visage a vieilli. Je ne t'aurais jamais reconnu. Mais ton corps reste acceptable, même si tu n'en as pas pris soin. Des jambes solides, encore poilues, des fesses correctes. Je te détaille, excuse-moi, c'est mal poli. Nous sommes chez moi, nous voilà à pied d'œuvre maintenant. Ôter les vêtements de ville, en mettre d'autres. Plus excitants. Tu as amené un sac, il contient des chaps, un slip et une casquette de cuir, des bottes; mais je vois aussi une brosse à cheveux, de celles avec des brins d'acier piqués dans une pomme en caoutchouc orange. Puis vient la scène de la casquette. Ta casquette, de cuir également, garnie d'une double chaînette en acier, qui doit normalement se ranger sur le gallon. Sauf que cela te serre, je suppose; dès lors tu la laisses remonter par-dessus la calotte, comme un diadème, ce qui donne un curieux effet au cuir, ainsi boursoufflé. Je suggère que ce n'est peut-être pas la bonne mise. Tu la retires, on regarde comment arranger ça. De toute façon, elle cherra bientôt sur le canapé, que j'ai prudemment recouvert de feuilles de latex. On s'installe là pour passer cette soirée où s'entremêlent, dans un ordre improbable, les jeux pervers et les propos totalement incongrus. Tu ne filtres rien; aucun sens de l'à propos. Je réussis à dévier la conversation lorsque tu évoques, pour expliquer une défaillance érectile, le récent décès de ta mère (nonante-et-un ans). Prends donc un petit Viagra. Le temps passe, je reste concentré sur mon plaisir, c'est le but ultime. Rien d'autre ne compte, sinon quoi? Je t'avoue que seule la perversité m'excite, au fond. J'ai bien compris maintenant que les rôles sont inversés, ce sera moi le guide, et toi le jeune homme timide – en fait, je le réalise maintenant, tu joues les ingénus tout en racontant (car tu restes un archiviste, un historien, un compilateur), dix anecdotes, dix rencontres survenues dans tel ou tel cadre sulfureux, à Cologne, à Prague, à Paris, dans les années où la capote n'était plus qu'un accessoire obsolète. Nous avançons cahin-caha, et tout à coup je sens arriver le sommet, je te dirige, tu m'obéis, viens ici (tu viens ici), fais ceci (tu fais ceci), fais comme ça (tu fais comme ça), et tout à coup j'explose, cela dure plusieurs secondes, je gueule comme un veau deux, trois, quatre fois. Alors je m'étends sur le dos. Je reprends mes esprits. Les baies vitrées sont noires. Des voitures passent.
Merci. J'avais besoin de ça. Ensuite, je te laisse me parler de ce que tu veux, de ta maman, tandis que tu caresses ma peau, avant de te mettre à te frictionner frénétiquement le cuir chevelu, puis les bras. On découvre qu'il est presque deux heures du matin. 
Plus tard, de la salle de bains, je vois passer dans l'entrée un homme voûté, en chaussettes et caleçon. Un vieil homme, qui va se coucher. Le lendemain, après ton départ, je retourne sur ton profil, pour tenter de comprendre. Je revois la casquette. Tout est là, en fait, en pièces détachées. Un puzzle. Mais j'en avais tous les morceaux. J'ai donc agi délibérément.
Ce soir. Je descends l'avenue de Beaulieu. Les derniers éclats du soleil créent des clairs-obscurs sur les façades, les toitures, les balcons, les câbles des trolleybus. Un allégement s'opère à cet instant. Les sombres fantômes de Cologne se dissipent. Le balancier de l'horloge est relancé. La pluie, la fraîcheur, le bureau peuvent bien pourrir cet été, ça m'est égal. Tout rentrera dans l'ordre.

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