Bonsoir tristesse

On nous installe à côté de l'entrée, dans l'arrondi de la vitrine. Elle suit la courbe de cet immeuble sans angle vif, qui fait un coin de rue aux confins de Kreuzberg, face à l'Oberbaumbrücke. C'est dans le bâtiment de béton gris, de cinq ou six étages, au fronton duquel quelqu'un a un jour réussi à tracer les mots Bonjour tristesse qui lui vont si bien. Nous voici installés autour d'une table carrée, jointe à un petit guéridon, recouverts de nappes à motif vichy bleu. A gauche, après le comptoir, une longue tablée: neuf personnes. Une famille, plutôt jeune, qui soupe ici, ce lundi de Pâques.
La pizzeria est défraîchie, comme l'image agrandie d'une pizza, affichée en vitrine, dont le soleil a lessivé les tons rouges; et comme la bruyère, tuée par l'hiver qui n'est pas encore achevé ici, et qui reste sèche et droite dans son pot, à gauche de l'entrée. On nous apporte des salades noyées dans une sauce blanche, qui enrobe d'autres crudités en conserve. Au-dessus de nos têtes, la série d'ampoules en couleur qui suit la baie vitrée demeure éteinte. J'ouvre la vanne du radiateur, elle touche mon genou. Au bout d'une minute ou deux, l'eau chaude commence à circuler. Je me sens protégé par cette chaleur. La sono enchaîne des morceaux du hit parade des années septante. La chanteuse Mélanie massacre Ruby Tuesday. Puis on entend Save your kisses for me, de Brotherhood of Man... Tout au fond de la salle, un couple dont je ne vois qu'une personne. De l'autre côté de la vitrine, les passants et, au-delà, le flux des voitures. Très lentement, la silhouette de l'immeuble voisin (celui qui jouxte la discothèque Lux) se dilue dans l'obscurité, sous un ciel qui vire, de minute en minute, du bleu royal à l'encre de chine. Une fois ce processus achevé, ne demeurent éclairées que quelques fenêtres pour baliser l'emplacement de ce bâtiment d'un autre temps, isolé au centre du carrefour depuis la disparition, sous les bombes, de ceux qui lui étaient accolés. Le serveur, qui n'a pas l'accent italien, nous sert des pizzas qui se révèlent médiocres, garnies de poivrons et de champignons en boîte.
Nous parlons peu. Et l'extérieur m'accapare. Un type un peu louche passe avec un pitbull gris, dont le cou est ceint d'un foulard noir. Une femme jette une lettre dans la boîte qui est derrière la plate-bande. Juste avant, elle a contrôlé qu'elle utilisait le bon compartiment. Peut-être celui qui correspond à "Toutes les autres destinations"... Des ambulances, qui stationnaient au milieu du carrefour dès avant notre arrivée s'en vont maintenant, sans enclencher leurs sirènes, dans l'éclat silencieux des gyrophares. Le type au pitbull repasse dans l'autre sens. Puis un couple. Une lesbienne à vélo. Mon regard est attiré par les lumières sérielles d'une rame de métro, qui glisse lentement, là-haut, sur le viaduc en courbe, dans le grincement des roues. Depuis un moment, un type stationne près des boîtes aux lettres, sans que l'on puisse deviner le sens de sa présence ici, sous les arbres, entre le trottoir et la chaussée. Une voiture s'arrête. Il était peut-être attendu... Non, il l'ignore et reste encore là.
On termine nos pizzas dans une lumière jaunâtre. Je dois faire un effort, lutter contre ce sempiternel, cet inéluctable sentiment que toute chose est vaine, ce qui vous gagne au retour des transes – pascales ou autres, quand on sent l'écoulement de chaque minute – une minute de gagnée vers le retour à la normalité à laquelle on aspire, finalement. Il faut juste patienter. Juste attendre, dans ce purgatoire, en écoutant peut-être encore les Rubettes, le temps qu'on nous apporte l'addition, attendre le retour vers les petits bonheurs sanitaires, les ricanements, ce qui fait la légèreté de la vie quotidienne. Ce qui fait qu'on ne la sent pas passer. Ne pas trop penser aux brefs éblouissements de l'avant-veille. Se réjouir des lumignons du quotidien.
Avant de partir, je referme le radiateur.

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