Cinquante

Tout à coup, je reconnais ce bout de rue: on le parcourait le samedi après-midi, dans la voiture de Pap, en route vers Cossonay. Des maisons basses. Je me souviens d'un salon de coiffure, que je regardais en passant: "Rosie", peut-être. J'en observais l'enseigne, en me réjouissant d'avance de la retrouver, chez les grands-parents, imprimée sur l'un de ces calendriers entourés d'une guirlande de publicités pour lesquelles les commerçants locaux devaient se faire démarcher. La Mémé l'accrochait derrière la porte d'entrée, près du téléphone. Le coiffeur existe toujours, au même endroit, mais sous une autre enseigne. Peut-être bien "Coiffure 2000". Quelque chose comme ça. Mon échauffement est terminé. Je sue un peu. Me voici près du portique de départ. Je vois le gars d'Yverdon avec qui je bavarde parfois aux entraînements. Christian. Ou Michel. Un prénom courant. On gagne ensemble le site du départ puis je le perds, il ne veut pas aller "trop devant". Moi oui. Me voici entouré par un groupe de personnes portant des t-shirts bleus, frappés du nom d'une école. Quelques profs, beaucoup d'adolescentes, dont deux jeunes filles qui se sont beaucoup trop couvertes. De lourds sweat-shirts, des pantalons de jogging en coton. Pire: elles transportent de petits sacs à dos, lâches, qui vont ballotter terriblement durant la course. Aux pieds, de jolies baskets de ville, neuves et propres. Visiblement, elles n'ont jamais couru de leur vie et n'imaginent pas comme elle vont se crotter dans la boue du bois détrempé... Le speaker interviewe une participante. Je patiente encore une dizaine de minutes dans cette foule bavarde en attendant le coup de pistolet. Enfin le troupeau est libéré. On part en piétinant, puis en trouvant une allure convenable. Déjà le virage du château, déjà le chemin qui plonge vers le plateau de la Venoge. On quitte le village, la haie de spectateurs s'interrompt. On n'entend plus que le martèlement des semelles sur le bitume, les halètements, quelques bavardages essoufflés. Voici la ferme, le paysan chaussé de ses sandales Crocs, et de grosses chaussettes de laine. Virage à gauche, j'ai trouvé mon rythme. Je me sens bien. Voici la forêt, virage à droite, l'ombre bruissante des arbres. Ici le chemin devient boueux, je pose le pied dans une flaque, immédiatement mon mollet se crépit d'une fine couche d'argile. Vingtième édition de la course des Traine-Savates. J'en ai couru la moitié. Mais même si je connais le parcours comme le fond de ma poche, vient toujours un moment, vers le kilomètre sept, où j'ai un blanc: une partie du circuit m'échappe, celle qui mène vers l'orée du bois. Je suis toujours bien, à mon rythme. J'ai dépassé plusieurs coureurs qui me dominaient au départ. On quitte la forêt. Le soleil est chaud, mais je suis toujours dans ma zone de confort. Je pense: dix ans que je prends ce chemin, chaque printemps, et je ne m'en lasse pas. Plus de dix années de courses. Fidèle au poste. Fidèle à moi même. Oui. Je suis fier de moi. Mon objectif est de courir jusqu'à septante ans. Maintenant le chemin monte, puis descend vers les jardins qui bordent un étang aménagé. Il faut s'accrocher, c'est un passage ingrat. Je ne force pas l'allure, je tâche de rester régulier. Les deux derniers kilomètres sont toujours les plus exigeants. Revoici les spectateurs. Le virage à gauche, la route bitumée désormais bordée d'immeubles nouveaux, qui n'existaient pas en 2003. Un stand de ravitaillement dressé par des particuliers – je ne prends rien. Je regarde les maisons du coteau, sans distinguer celle de Bernard. Virage à droite, montée au-dessus de la nouvelle route. Peut-être Pascale sera-t-elle parmi les spectateurs? Peut-être qu'elle me fera un signe? Que nous pourrons nous frapper les mains? Cela me donnerait l'impulsion pour accélérer à l'approche de l'arrivée. Non, elle n'est pas là, je ne connais personne, d'ailleurs je ne regarde pas vraiment les visages des spectateurs. Je me concentre sur mes pas: il faut franchir plusieurs bordures de trottoir. Virage à gauche: c'est la fin, le portique se dresse dans le soleil printanier. Je vois un chiffre à l'horloge, qui me paraît abstrait, je ne l'enregistre pas. Voilà, c'est fini. Arracher la puce du dossard, marcher avec les yeux brûlants de sueur jusqu'au ravitaillement, s'énerver des coureurs qui stagnent, au lieu d'avancer et de dégager l'aire d'arrivée. Comme toujours...
Je me douche dans les vestiaires de la salle omnisports, pour la première fois. Je récupère mon téléphone et retourne à la gare. Le quai sous le soleil, dans une petite brise. Je me souviens d'une année où j'attendais, comme maintenant, le train, avec le projet excitant d'aller, le soir, danser au Laby. De m'offrir une récompense malsaine et décadente... Je m'installe dans le train, en face d'un type encore en tenue de course. Je consulte  mes SMS. Celui de Datasport m'informe de mon temps: cinquante minutes. L'horloge de l'arrivée ne mentait donc pas. Cinq minutes de plus que mon temps habituel à cette course... Je suis étonné. Un peu déçu. Le seuil psychologique du premier chiffre est un peu cuisant. Pourtant, j'aurais juré avoir couru à la même allure que les autres années. Il faut croire que non... Le soleil pointe ses rayons à travers les fenêtres. Une voix féminine égrène le nom des arrêts. Une torpeur s'empare du wagon. A côté de moi, un type s'endort sur son iPhone, son index continuant à caresser l'écran. Il surfe, inconsciemment, tandis que je vois s'afficher différents messages d'avertissement. C'est amusant. Il ne se réveille que dans le tunnel de Chauderon. Je remonte des profondeurs de la station dans un contre-jour brillant.
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