Sous la pluie

Dans le bloc de départ, les conditions météo exécrables créent une connivence. Une telle pluie, personne n'a jamais vu ça aux 20 kilomètres de Lausanne, non. Alors on sautille,  protégé par des sacs, des pèlerines de plastique à capuchons pointus, pour échapper au froid, à l'humidité, tandis que  l'horloge accrochée au-dessus de la cabane du speaker égrène les quelques centaines de secondes qui nous séparent du coup de pistolet. Enfin notre bloc s'ébranle, il est 18h13. Quelques centaines de mètres plus loin, un groupe de cuivres exécute "Emmenez-moi" de Charles Aznavour, juste avant l'avenue de Rhodanie où la rivière de coureurs se répand dans son lit, déborde à l'occasion sur les trottoirs. Les rapides, les cracks (ou les inconscients) galopent, tandis que je cale mon pas sur mon propre rythme, toujours le même. Je sais que je peux compter sur ma régularité d'horloge à quartz, qui me sauve des départs précipités qui sont des pièges – surtout dans les premier blocs. Vers Bellerive, on socialise: bavardages avec des anciens du Footing club. La pluie; les gants qu'on aurait dû prendre; le temps qu'on pense mettre... Passé Ouchy et ses flonflons, une sérénité s'installe le long du quai qui défile sous une pluie régulière et légère. Un vapeur nous salue en sifflant longuement. Le Poulet évoque  un pincement au mollet. Puis, alors que l'on vient de prendre l'épingle à cheveux qui nous amène à la première montée du Denantou, il m'annonce que la douleur est trop vive avant de quitter la course. Je courrai seul. Je ne me sens pas le droit d'abandonner, j'en ai déjà fait usage deux fois dans cette course et je sais la frustration que cela engendre. Ce sera donc un plaisir solitaire. Une course à mon rythme. Je décide d'en profiter au maximum. Je décide de cesser d'anticiper, de penser à telle pente à venir, à tel virage. Je décide d'être là où je suis, et nulle part ailleurs.

La Croix d'Ouchy, l'avenue de Cour défilent. Le rond-point de la Maladière, avec les voitures au pas, phares allumés derrière l'alignement de barrières. La pente de Montoie. Arrive le trottoir où j'ai quitté la course en 2010 et 2012 – mais je n'y pense même pas. Passent les Figuiers, Fontenay. Mon ancienne collègue Martine, qui stationnait toujours au rond-point pour encourager ses amis, manque à l'appel. D'ailleurs les spectateurs sont rares: avec cette pluie, on les comprend. Les platanes du parc de Milan s'ébrouent sur nos épaules. J'essaie de rester au milieu de l'allée, pour être moins mouillé. Virage derrière le collège de Montriond: Cathy et Sylvia, que je voyais toujours ici, sont absentes elles aussi. On s'engage dans les Fleurettes, j'évite une belle flaque. Une grande blonde me dépasse, cheveux longs et ondulés, qui trimballe un curieux sac à dos. Elle pourrait être Australienne. C'est elle qui, tout à l'heure, émettait des râles orgasmiques dans mon dos. Je la dépasse à mon tour comme on entame la pente cruelle qui mène au pont Marc-Dufour. Joël m'avait prévenu qu'il ne serait pas là. Pourtant je le vois, au milieu du pont: je l'appelle, il me prend en photo.
Voilà Tivoli. Je m'accroche. Et comme je me surprends, au bas de la pente, à regarder mes pieds, je me souviens d'un conseil de l'entraînement: "Levez le menton, l'air passera mieux". Je mets ce conseil en pratique; aussi, je cesse aussi de grimacer. Pensée magique? Qui sait. En tout cas la sérénité se réinstalle. Vers la moitié de l'avenue, sur la voie descendante, les premiers coureurs cavalent comme des fous. Un blanc, puis un groupe de trois ou quatre Ethiopiens ou Kenyans. Et, à trois secondes derrière eux, un groupe compact d'autant de coureuses, Africaines également. Je leur crie des encouragements. Haut de la pente, virage à gauche: je me force à maintenir l'effort dans la courte descente de la Vigie. Les pompiers ont avancé le nez d'un camion, en actionnant ses différentes sirènes, alors que les premiers coureurs commencent de défiler devant la caserne. Enormes flaques sur la rue des Côtes-de-Montbenon. Place de l'Europe, un peu de public sous un ciel noir. Arches du Grand-Pont. Les pavés de Pépinet et de la rue de Bourg luisent. Pont-Bessières, haie de spectateurs; les cloches de la cathédrale sonnent à la volée. Rue Curtat, un jeune type me dépasse et se retourne en disant "On court depuis 52 minutes"; alors il se rend compte que je ne suis pas celui à qui il pensait s'adresser. Dernière montée: on attaque la Cité par le flanc. Voici le goulet de la Cité-Derrière, libéré de sa chicane. Plus haut, on nous tend des tranches d'agrumes que je ne prends pas. Place du Château, le point haut est atteint. Et voilà! Maintenant il n'y a plus qu'à redescendre. Rue Cité-Devant, mon pied plonge dans une flaque, le bout de ma chaussure gauche se gorge immédiatement d'eau. Orteils glacés, à chaque pas, un petit bruit de succion. Le canyon sombre de la rue Pierre-Viret. Puis La Riponne, la rue Neuve et le quartier Saint-Laurent aux pavés glissants – je perds brièvement l'équilibre au virage de la Louve, évitant la chute de justesse. On retrouve Pépinet: de l'autre côté des rubans, le serpent des coureurs partis quinze minutes après nous. Chacun son tour... Vers le Grand-Pont, une voix dans ce cortège crie mon prénom. Ce doit être Florence... Revoici la caserne des pompiers; mais les sirènes se sont tues. Haut de Tivoli, mes pieds sont douloureux. Encore une fois je me félicite de ne pas avoir un marathon à courir. Et maintenant, à nous la descente. Le carrefour de Montelly, puis l'avenue de Provence, dans le clignotement des feux oranges. Au passage de la pancarte du kilomètre 16, j'ai un sursaut d'énergie, à l'endroit même où je m'étais senti épuisé en 2005 (je m'en souviens parfaitement, mon voisin du dessous m'avait dépassé en me donnant une tape sur l'épaule...). Un géant jaune fluo (la couleur mode cette année) court devant moi. Je m'accroche à ses basques. Virage à gauche, voici la Vallée de la Jeunesse – je repense aux entraînements nocturnes de mars, à tout l'effort de préparation dont on récolte maintenant les fruits. On dévale le chemin. La blonde australienne orgasmique me dépasse à ce moment. Gerce! Voici le rond-point de la Maladière. Au deuxième passage sous-voie, un groupe de percussionnistes joue, alors que dans l'obscurité du pont, tout s'affiche en contre-jour. Les couleurs disparaissent, ne restent que la lumière et l'ombre; et cette musique qui vous met dans une sorte de transe. Virage à droite: nous voilà rendus au point de départ. Les gens hurlent devant Coubertin, agitent des cloches, mais ce n'est pas fini. Il faut encore obliquer, avaler la boucle infernale des deux derniers kilomètres, celle qui vous envoie vous perdre aux confins de Vidy ou presque, avant de vous ramener au stade. Difficile de garder le rythme. Il fait sombre. Mais il faut tenir, absolument. Ne pas se laisser aller, ne pas se réfugier derrière un type qui court plus lentement, se garder de céder au confort de ce rythme ralenti – le tempo amoindri d'une personne qui a moins d'énergie que soi. Ce piège tentant. Mais tenir. Crocher. Vers le château de Vidy, j'aperçois devant moi le porteur du drapeau jaune des 1 h 40. Cela signifie que j'ai mieux couru que prévu... Me voici sous pression: je le dépasse, j'essaie d'accélérer un peu. On se rapproche du lac, la pluie devient insistante. Transi, un bénévole de la sécurité se colle à une benne à déchets orange, serré dans une couverture isothermique dont les pans dorés claquent au vent qui agite le rivage. Enfin voici l'entrée du stade. Je repense au dernier entraînement de mercredi, quand j'ai dit au Poulet: "Dans trois jours on sera là." Eh bien ça y est. On y est. Enfin, j'y suis. Mes semelles courent maintenant sur le tartan orangé. Je regarde l'emplacement du portique. Il se rapproche. Il est là. Mes pieds franchissent une plaque qui traverse la piste, marquée d'un trait rouge. Le capteur de chronométrage. Les gens devant moi se sont mis à marcher. Ralentir. Lever les bras et les poser sur la tête. A droite, derrière les grilles, personne; à peine quelques parapluies entrevus: le Poulet n'est pas là. Il a dû rester à l'abri. Une femme me tend une médaille. Je bois un peu d'eau, puis on se dirige vers le centre du stade. La pelouse est transformée en bourbier, on s'enfonce dans cette gadoue – je pense à mes baskets toutes neuves. Bientôt, la chaleur humide des vestiaires encombrés, bruyants, détrempés et crasseux.
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