Showroom

Les effets magiques commencent à se déployer peu avant le crépuscule. Vient un moment d'ébahissement. Voici dix minutes nous n'étions qu'un seul corps et puis subitement, nous sommes séparés. Le corps s'évanouit. Toi-même, tu disparais de mon champ de vision. Je me retrousse en moi-même, happé par la lumière de cette fin de journée. Alors le festival commence. Tandis que les montants des fenêtres ondoient légèrement, l'épaisseur des cadres devenant relative, le soleil couchant passe à l'horizon et illumine les parois du salon. Nous voici dans un cinéma panoramique. Si jusqu'alors l'action se déroulait sur l'écran des fenêtres, les jeux de lumière s'invitent désormais à l'intérieur même de la maison. Une lumière orangée inonde l'armoire, la paroi, y projetant les ombres des pendeloques qui sont devant les vitrages. Comme des signaux de fumée, quelques bribes de nuages ponctuent le ciel bleu pâle, tandis qu'aux irisations du soleil émettant ses rayons à travers le verre dépoli de la rambarde, répondent les reflets pailletés de la sphère décorative, structurée comme un chou romanesco, accrochée au-dessus du canapé. Les nuages semblent eux-mêmes irisés, maintenant. Cette frénésie de couleurs m'accapare. Il y a quelque chose d'absolument festif dans ce crépuscule. Puis, le soleil glisse un peu plus bas. La lumière disparaîtra bientôt. Alors il y a comme une chanson dans l'air, des voix qu scandent Au revoir! A demain! Des salutations chantées par une foule débonnaire, s'adressant au soleil partant. La lumière orange pâlit. Le mur et l'armoire s'éteignent. Et voilà. Le soleil n'est plus visible. Demeure la lumière, une lumière subitement étrangère. Orpheline. L'instant flotte. La cœur chaud du jour s'est tari. Ne reste qu'une luminosité étale, bleue-grise. Et brusquement, tout paraît abandonné. S'ensuit un moment de lumière très bleu, très clair, très intense. Une lumière purement hivernale. Ce mot s'impose d'ailleurs à mon esprit, comme en lettres capitales:
H I V E R
Oui, c'est bien l'hiver. La fin de l'après-midi. Temps de rentrer à la maison – où quelqu'un aurait préparé un bon goûter, roboratif et bienvenu, comme: du thé et du cake aux pommes... Mais cela ne dure pas. La lumière s'affadit, vire au gris. Cependant elle lutte encore. Se rassemble, pour frapper les montants des fenêtres, qui ont alors la blancheur pâtissière de la crème fouettée. Le balcon a brièvement la teinte du nougat. Mais très lentement, très sûrement aussi, la nuit s'installe. Au-dessus du téléviseur, la lampe métallique paraît curieusement amaigrie. Plus étroite. Pareillement, les pendeloques des rideaux semblent étrécies. Et fades. Leur rouge vire au gris. L'ombre gagne le haut du mur. A travers la fenêtre du bureau, une atmosphère vaporeuse noie le bâtiment voisin. Bientôt, ce brouillard diffuse les lumières de la ville. Le fond du ciel est gris blanc. En ville, le mot nuit me semble tout à coup usurpé.
Je te regarde. Tes yeux sont clos. Je me demande comment tu fais pour échapper au spectacle captivant auquel on vient d'assister. Je ferme les yeux à mon tour. Mais derrière mes paupières closes, un autre spectacle continue. Au rythme de la musique que tu viens de réveiller, des tableaux se mettent à défiler. Personnages, visages mutants, aux yeux fous pivotant dans leurs orbites, dans les sens des aiguilles d'une montre, certains lentement, certains plus vite. Ou alors, leurs yeux se matérialisent dès que ces visages apparaissent, comme faits d'une terre glaise, qu'une main invisible modèlerait rapidement. D'abord une boule de pâte; l'œil se dessine, les paupières s'ouvrent, un globe blanc apparaît, mouillé, comme sorti de l'eau. Ces tableaux changeants sont richement colorés, dans une gamme de pastels, et dans un style absolument kitsch, à mi-chemin entre certains jeux vidéos et le monde de Hello Kitty. Je me rends compte que ces visions sont difficiles à décrire. Qu'il est futile et fastidieux de le faire, sans doute. Un moment, je vois des indices laissant à penser que je suis dans un cinéma, puisque se présentent, comme sur un écran, des objets typiques d'une salle de spectacle. Le signal lumineux vert EXIT, vu au-dessus d'une sortie de secours. Je le suis des yeux. Je m'adonne totalement à ce spectacle ahurissant, changeant, inattendu. Stupéfiant, le mot est dit. Je suis au cœur de mon trip. Et j'ai peine à croire que mon seul esprit puisse m'offrir un tel show.
Je rouvre les yeux. Maintenant tu as allumé les lumières, tout a changé. C'est la vraie nuit. J'enflamme des bougies. Je reprends place dans le canapé. Les parois qui étaient grises révèlent à nouveau leurs teintes: rouge sombre, vert anglais. Des couleurs qui m'évoquent un cinéma des années cinquante...
Les effets tripants se calment. Il y a un côté soulageant. Je peux faire du thé. Parler à nouveau. Je me demande ce que ressentent les vaches qui broutent ces champignons-là. Comment perçoivent-elles leur environnement, une fois qu'ils déploient leurs effets? Ont-elles peur? Mais les effets reviennent, pour un dernier round. Je prends conscience de l'activité intense de mon cerveau; j'en visualise la forme. A l'intérieur se dessine un arbre lumineux, dont la base est le tronc cérébral, les branches se ramifiant dans les cortex; des branches plus où moins lumineuses, tandis que le tronc est rouge vif, surexposé. Voici que mon esprit fait la navette entre mes préoccupations et cet autre étage où je me trouve, celui des perceptions. Un endroit d'où je peux voir les choses avec, dirais-je, un pas de recul. Des notions se résument brusquement. Mon corps, ses besoins, cette érection qui revient (va-t-elle durer? devrais-je prendre un Viagra?): des pensées dérisoires, qui se ratatinent, brûlent comme un papier d'agrume. Futilités. Pour l'heure, mon corps n'est pas dans le coup. Plus surprenant: le temps lui-même, tout à coup, se manifeste sous la forme de boîtes en bois, que je vois s'aligner les unes à la suite des autres, chacune contenant un projet. Prochain projet: prendre une ecstasy; projet suivant, retrouver ton corps; projet suivant, dormir; projet suivant, etc. Des boîtes qui se suivent. Le temps divisé en rectangles, alignés. Alors, j'ai la révélation que le temps n'est pas un alignement de choses, mais plutôt un point. Quelque chose de global, sans linéarité. De rond. Tous les projets sont annulables, que tout ce qui doit advenir advient. Peut-être. Au fond, rien n'a d'importance.
Enfin, les effets de la psylocibine s'estompent. La seconde phase de la nuit peut commencer. La MDMA prend maintenant ses quartiers dans nos systèmes sanguins. Cela porte un nom: hippie flip. Enfin, nous ne voyageons plus comme des cosmonautes, chacun dans son scaphandre. Nos corps, quelques heures durant relégués au rang d'accessoires, reprennent leurs droits. Il faut que nous les nourrissions très lentement, avec soin et application, patience. Et aucune exigence. 
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