Speed of life

Xavier conduisait, Bertrand était assis à l'avant, moi sur la banquette arrière, nous roulions sur l'avenue de Chailly, à la nuit tombée, je ne sais plus vraiment ce que nous étions venus faire là. C'était peut-être cette journée étrange, chez cette fille, Véronique, qui habitait Pully. Ils avaient rencontrée durant l'été en Angleterre, en séjour linguistique. Un voyage, des souvenirs dont j'étais totalement exclu. Mais ils ne se souvenaient qu'imparfaitement du patronyme de cette jeune Véronique. Après quelques efforts, ils avaient fini par la retrouver, dans l'annuaire, où peut-être même en appelant une tierce personne dont la mémoire était plus fraîche. Ils lui avaient téléphoné d'une cabine, vers l'ancienne gare de Pully-Village. Nous avions passé l'après-midi chez elle, dans sa chambre, une maison bourgeoise, quartier chic; cette chambre disposait même de sa propre salle de bain. Il faisait beau. Un samedi en automne. Une amie de Véronique nous avait rejoints, qui avait, elle aussi, passé plusieurs semaines en Angleterre, pris part aux cours de l'Oxford intensive school of english. A la fin, désœuvrés, nous avions fait une partie de strip pocker. J'avais fait exprès de perdre, à un moment j'étais en slip, dans cette chambre, mais ça n'intéressait personne, ni Bertrand ni Xavier, qui n'en avaient que pour ces filles, et ça n'intéressait ni Véronique et son amie, qui ne me calculaient pas. Vers la fin de l'après-midi, tandis que le soleil disparaissait, nous nous étions déplacé chez l'autre fille, qui habitait vers le stand de Volson, un dans un vallon à la végétation épaisse, mouillée, vaguement oppressante. Plus tard, nous étions allé manger au Churasco. J'étais sur la banquette, à côté de Véronique, essayant de lui faire la conversation, en vain. A un moment, les filles nous ont quitté, pour aller aux toilettes peut-être. Xavier et Bertrand ont profité de leur absence pour émettre des critiques sur leur physique. Elles portaient particulièrement sur les mollets de Véronique, jugés épais. Moi, je n'avais remarqué que ses chaussures. Des ballerines, ou de petites chaussures plates et pointues, de couleur rose, il me semble.

Mais il se peut aussi qu'il s'agisse d'un autre après-midi. Je mélange, sans doute. L'après-midi où j'étais allé voir, seul, L'allégement, de Marcel Schüpbach, au Bourg, laissant Bertrand et Xavier à leurs occupations. Peut-être étaient-ils allés dans une autre salle. J'ai le souvenir clair de Xavier me demandant, à la sortie du cinéma, avec une étonnante douceur, si j'avais aimé le film. Oui, beaucoup. Un film en réelle lévitation, noir et blanc. Dans la tradition éthérée du cinéma suisse de l'époque, que j'affectionnais. Mais en tout état de cause, nous rentrions chez nous, tous les trois, un soir de cette année-là, Xavier, Bertrand et moi. Je leur avais prêté cette cassette, qui défilait maintenant dans l'auto-radio, égrenant les brefs et étranges morceaux de l'album Low, de Bowie. Désormais, pour toujours, Speed of Life ou What in the world restent associés, dans mon esprit, au quartier de la Rosiaz, traversé dans l'obscurité d'une soirée d'automne. La couleur de la couverture de l'album est également reliée à la rousseur de cette saison. A travers la vitre, les néons de l'ancien terminus de la ligne 7. Plus loin, les lumières d'une station service. Et plus loin encore, comme nous abordions la pente de l'avenue de Rennier, résonnait Always crashing in the same car.

Au fond, pourquoi se souvenir de ce moment-là? C'est la même interrogation que l'autre jour. C'était un moment totalement anodin. Sans enjeu. Rien ne nous unissait vraiment, hormis le fait que nous fréquentions le même collège, que nous prenions chaque jour le même train. Xavier habitait Montreux, il appartenait  à un autre monde. Et Bertrand? Etait-il déjà fou? Pas encore, sans doute; mais le terreau de son esprit ferait tôt ou tard germer cette graine fatale.
Pour l'heure nous étions réunis, les trois, dans cette voiture qui roulait dans la nuit, et que mes camarades avaient désormais le droit de conduire. Comme de vrais adultes. Nous abordions à peine le début de nos vies, des vies que l'on ne pouvait même pas deviner; que l'on ne pouvait même pas fantasmer, tandis que les stridences aigres et saturées emplissaient nos oreilles, dans l'habitacle de la Ford Fiesta qui serait un jour réduite en pièces, sur une autoroute près de Pavie. 
Lire également: 
Cher Bertrand

Articles les plus consultés