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Vendredi après-midi. Je m'affale dans le canapé, avec le sentiment du devoir accompli. Une semaine pleine de complications s'achève. Mais je réalise que j'ai oublié une course que je devais faire, une course dans le quartier. Il me faut remettre mes chaussures, mon manteau, mon bonnet. Me harnacher, comme disait ma mère, lorsqu'elle se couvrait pour affronter le froid. Je sors, alors que le soleil commence à décliner, colorant les façades de tons chauds. Ma petite affaire réglée, je m'apprête à regagner mon salon lorsque j'aperçois les parasols, les tables du tea-room. J'ai un moment d'hésitation. Regagner mon chez-moi, me préparer un thé, tranquillement? Ou pousser la porte du café, où le journal m'attend? J'opte pour la seconde option, réalisant que ce sera sans doute la dernière fois que je m'octroierai ce petit plaisir ordinaire: l'établissement fermera définitivement dimanche.

J'entre. La patronne est là, à demi défigurée par le zona qu'elle traîne depuis quelques jours. La serveuse est assise à la grande table, devant le bar, un magazine devant elle. Plus tard, le patron arrive du laboratoire, et s'installe à son tour à la petite table près de la porte du fond. Celle où s'empilent toujours des journaux, et les lunettes de Madame. Je prends place à l'un des guéridons adossées à la paroi; mais je m'y sens curieusement mal. Je me relève, m'installe derrière la vitrine. A ma place, en fait. La tenancière m'apporte un thé, une part de tarte aux pruneaux. De la veille, mais tant pis. Puis elle reprend sa place. Nous sommes donc quatre, à quatre tables différentes. La serveuse et la patronne ont une conversation anodine, comme souvent. Elles se demandent ce qu'elles pourraient bien manger. Hésitent entre le sucré et le salé. Je lis distraitement le journal, je tourne les pages. Nouvelles internationales, informations suisses, locales... Rien n'indique, dans ce décor ordinaire, le bouleversement imminent. Rien, hormis le livre d'or, posé sur la table face à la porte, sur un incroyable support en fer forgé. Au bout de deux chaînettes, deux boules appuient sur les pages ouvertes, empêchant l'ouvrage de se refermer. Je me demande où ils ont déniché cet objet. Chez eux, probablement. Elle m'avait un jour raconté son déménagement, voici un ou deux ans. Après vingt-cinq ans, ils avaient reçu leur congé. Il avait fallu trier, débarrasser ce cinq ou six pièces. A cette occasion avait ressurgi Fléchette: un cochon d'inde empaillé, du temps de l'enfance de leur fils, maintenant quadragénaire. Personne n'avait pu se résoudre à faire mourir l'animal une seconde fois. On a déménagé Fléchette. On est, vraiment, conservateur. Et la semaine prochaine, c'est ce commerce qu'il faudra débarrasser. Que vont-ils retrouver, au fond des placards?
Je sens bien que la conversation anodine, que je viens d'évoquer, à laquelle le patron prend maintenant part, à sa manière goguenarde, est une façon de meubler le silence. De s'empêcher de penser. De retenir les minutes qu'égrène l'horloge murale, là-haut au-dessus du rayon du pain. De faire comme si de rien n'était. Comme si l'on n'était pas ce vendredi, ce dernier vendredi, veille du dernier samedi, avant-veille du jour de la fermeture. Des adieux. Du grand saut vers le vide, vers l'inactivité, quand on a travaillé comme des forçats, sans prendre de vacances pendant vingt ans ou plus. J'ignore si je viendrai à l'apéritif, auquel la clientèle est aimablement conviée dimanche dès midi. L'autre jour, j'ai déjà contribué aux adieux en laissant quelques lignes, peu inspirées, dans le fameux livre d'or. Ma part est faite, en somme.
Quelqu'un entre, achète du pain. Repart. Nous voici rendus à nous-mêmes. En famille, pourrait-on dire. Moi aussi, je joue le jeu. Je ne parle pas de la fermeture. Je ne dis quasiment rien. Je lis encore un article, dans les pages culture, feignant d'être indifférent à leur conversation, à leurs petites chamailleries habituelles. Je joue le rôle du client. De l'habitué. Je souris un peu. 
Ils ont cherché longtemps un repreneur. Refusant les propositions des marchands de kebabs. S'étaient faits à l'idée que personne n'était intéressé. Résignés, ils continuaient, chaque jour, sauf le lundi. Lui au four, elle au comptoir. Voilà bonjour. Merci bien, merci beaucoup. Un café, volontiers. Je vous l'apporte... Jusqu'à ce qu'ils trouvent, finalement, un repreneur. Kosovar, me dit-elle. Pas Suisse. Mais trouve-t-on encore des Suisses qui se lèvent à trois heures du matin pour pétrir la pâte et faire cuire le pain dans leur propre boutique?
Voilà, le journal est lu. Je le replie, je le dépose sur le comptoir. Dans la vitrine, tout est là. Les chocolats, les biscuits... Je sors mon portemonnaie. La patronne m'offre le thé. Merci, c'est gentil. Je n'ai pas vidé ma tasse: pour la première fois depuis que je viens là, on m'a servi un abominable earl grey, en lieu et place du bon vieux Lipton, qui s'accommode si bien du sucre et du lait. Je paie ma tarte. Je les salue. Leur souhaite bonne soirée, simplement. J'ouvre la porte. Je les quitte, les laisse à leur spleen. La nuit est tombée. Un bus arrive. L'air pique. Les voitures passent. Un vendredi soir, comme si de rien n'était.
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