Athènes

La silhouette de Yann à travers les vitres teintées de la salle de retrait des bagages. J'ai un bref moment d'angoisse: finalement, je le connais mal. Allons-nous nous entendre, à l'étranger, ensemble durant une semaine entière? Mon sac en simili cuir bordeaux récupéré, je le rejoins dans un hall d'accueil à l'éclairage blafard et poussiéreux. Il m'emmène jusqu'au scooter qu'il a loué. Une surprise qu'il voulait me faire; et s'il m'a demandé de lui apporter ses gants, c'est que même en Grèce, les nuits risquent d'être fraîches, sur la route, en octobre...

Nous voilà sur une artère pleine de voitures. Un panneau indique la direction de Vouliagmeni et du Cap Sounion. Nous roulons vers Athènes. De part et d'autres, des magasins de luminaires éclairés a giorno semblent s'avancer vers la chaussée, leurs vitrines pleines de lampes d'un kitsch consommé. Les voitures s'avancent au-delà du feu rouge, à ne plus le voir, de telle sorte que lorsque le signal passe au vert, il faut klaxonner pour signaler aux plus pressés qu'ils peuvent mettre des gaz. C'est très bruyant. Après quelques kilomètres de cette voie chaotique, on pénètre dans la ville. Soudain, dans un virage paraît à droite, dans un parc, un temple antique, qui brille dans la lumière des projecteurs. Le même jour, je découvre donc le Capitole, l'Olympiéion et bientôt l'Acropole. Voici le dédale de ruelles de la Plaka, où l'on met pied à terre. J'avais imaginé un hôtel massif, luxueux, avec une marquise s'avançant sur un boulevard; or c'est, à l'angle de deux venelles, une petite auberge de vagabonds (Yann voyage avec un exemplaire défraîchi et annoté du Routard, que lui a prêté Amaya). Au premier, la chambre ressemble à celle que mes grands-parents louaient, pour les vacances, en Italie... Des meubles rachitiques posés à même le carrelage; et un lavabo dans le coin. On part manger sur une terrasse à tonnelle, remplie de touristes. Le lendemain matin, on se fait réveiller par la musique des Enfants du Pirée. Je loue l'esprit d'à propos du guitariste qui doit s'être installé sous notre fenêtre. Je me penche et ne vois que le haut-parleur du kiosque voisin qui se balance au-dessus des touristes en goguette...

On part à la découverte de cette ville fracassante. Jamais encore je n'ai arpenté une cité de plus d'un million d'habitants. Tout me fascine. Tout est exotique. J'ai 18 ans et, à part les vacances en Ligurie et une escapade dans le Puy de Dôme, je n'ai jamais vraiment quitté mon coin. Au marché, des mouches volent autour de pièces de viande suspendues. Les bouchers les chassent avec des journaux roulés. On visite l'Acropole. On boit des cafés, encore et encore. Au lait, chauds ou glacés. On achète des cigarettes Silk Cut. Un matin, un vieux m'engueule parce que j'éternue, sur une terrasse où l'on prend le petit déjeuner. On s'installe un après-midi au café Néon, vermoulu et magnifique. Le marc de café s'amasse au fond des verres. On entre dans le grand magasin Minion où les femmes se pressent sous des rampes de tubes fluorescents, tandis que des hauts-parleurs les mitraillent d'offres commerciales, dans cette langue compliquée et amusante. A l'hôtel, je bouche les WC de l'étage en passant outre les consignes (jamais de papier dans la cuvette!). Le taulier nous engueule, ça m'est égal. Enfin, nous prenons la route, quittons Athènes.

Nous visitons Delphes. Puis nous montons jusqu'aux Météores, en faisant étape dans des villages, sinon des villes moyennes. Bêtement, je n'ai pas emporté de vêtements vraiment chauds. Je m'enrhume aussitôt. Le soir, Yann me prête des pulls que j'empile. Aussi, j'attrape la tourista. On ne mange jamais chaud, mais de plus en plus tiède, passée l'heure du repas, en allant voir, sur le coup de 15 heures, ce qui reste dans les plats qui séjournent plusieurs heures au bain-marie. Mais je suis tout à mon dépaysement: un jour, dans une plaine, une vieille paysanne accroupie travaille son champ vêtue d'une couverture isothermique qui scintille dans le soleil de l'après-midi. A la nuit tombante, l'humidité remonte; le ciel prend des couleurs émouvantes, tendres et vaporeuses. Nous roulons alors sur une longue route droite, encore loin de notre prochaine étape. La fraîcheur du soir s'impose. Des camions à peine éclairés par des guirlandes de lumignons colorés nous dépassent, le claquement des bâches et des ridelles s'ajoutant au fracas du moteur, avant qu'une vague de vent nous assaille.

Après la visite des monastères des Météores, il faut retourner vers Athènes. A une centaine de kilomètres de la ville, le scooter tombe en panne. On se fait expliquer le chemin de la gare la plus proche en demandant Pou iné stathmos? comme le Routard nous le conseille. Voici une gare de village. On attend longuement le train. Il arrive avec deux heures de retard. On meurt de faim et de soif. Il faut encore parlementer avec le chef de train, qui refuse d'abord d'embarquer le scooter avant d'accepter, à condition qu'on le vide de son essence. Yann se fâche et fait basculer le véhicule assez brutalement sur le bord du quai, après avoir ouvert le réservoir. Le peu de carburant qui restait se répand sur le ballast. Alors on hisse l'engin dans un wagon à marchandises. Nous prenons place dans un compartiment suranné, de gros sièges de sénateurs, moelleux, en velours cramoisi. On roule, lentement. La nuit tombe. Après une heure peut-être, on entre dans Athènes, une ville énorme. La voie longe de petites maisons, interminablement alignées, flanquées d'ateliers, de garages, entre lesquels on devine une vie grouillante sous des ampoules nues et des tubes néon. Nous descendons du train, un peu hébêtés. Lumières vives sur la place de la gare. La ville nocturne, pleine du bruit des moteurs qui pétaradent. 
On décide de prendre un hôtel "petit luxe". La chambre 202 date des années soixante; meubles genre faux palissandre. Climatisation bruyante. Un balcon au-dessus d'une rue banale. Nous montons sur le toit: une vaste terrasse, d'où l'on a une vue panoramique sur le ciel orangé de cette cité tentaculaire. A gauche et à droite, les collines de l'Acropole et du Lycabète.

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