Quarante

2 octobre 1974. Pap arrive en début de matinée. Nos pas résonnent dans la maison vide: les déménageurs ont déjà tout emporté. Derrière la machine à laver, des traces peu ragoutantes sont apparues sur le carrelage. Au sol, comme une coquille d'œuf brisée. On monte dans la 404 pleine de l'atroce odeur du cigare. Un matin de semaine, un peu gris. On prend la route. Le paysage de toujours défile une dernière fois.
On passe devant le préau de l'école juste à l'heure de la récréation: là-haut, des filles jouent à l'élastique; je reconnais quelques visages familiers. Et en voyant mes camarades, tout à leurs jeux, déjà lointains, pour qui je suis déjà parti, je comprends que je leur suis désormais étranger; et je sens que c'est à ce moment-là que se tourne la page. Ensuite, sur l'autoroute, nous roulons plusieurs minutes derrière un camion d'engrais de la marque Optisol.

Soixante kilomètres plus loin, on s'arrête au pied d'un immeuble gris et blanc. Une porte en verre, un ascenseur aux parois rouges, que je trouve poussif. Il faut appuyer sur le 4. Un palier, une porte en bois veiné, un intérieur baigné d'une lumière égale, qui se reflète sur le parquet vitrifié. On y a laissé des rideaux en velours jaune, retenus par des embrasses, au passage des deux vestibules. Aussi, un téléphone noir, au cordon très court, abandonné à même le sol. A droite, la cuisine dont je me réjouissais est décevante, comparée à celle de des parents de Michelle, si moderne. Du Formica imitation bois, des placards aux portes coulissantes... Pas d'agencement. Au fond, une porte-fenêtre ouvre sur un balcon de béton, avec un appui métallique. Ma tante, qui nous a accueilli, me soulève par la taille, pour que je puisse voir: en bas, des pavés carrés de béton et des bancs dessinent comme les créneaux d'une tour dans le vert de la pelouse. J'ai un moment de vertige. Oui, c'est haut. Il faudra faire attention. Mais je m'habituerai vite. Ma chambre: énorme, carrée. J'ai de la chance non? Toute cette place pour moi tout seul... Les déménageurs prennent leur pause. On remonte dans la voiture. 

Beaucoup de bruit dans la salle de l'Hôtel du Nord. On se met dans un box, tout au fond. Mon grand-père semble copain du serveur, il le tutoie. Un type large et court, les avant-bras couverts de poils noirs, épais, qui débordent de son col aussi. Un Calabrais ou un Sicilien, ou peut-être un type des Pouilles. Vittorio. On mange. Les adultes prennent encore des cafés. La patronne, Mme Henri, boîte un peu derrière le comptoir. On repart.
Revoici l'immeuble, avec la déménageuse rouge. Les types sont en train de monter les cartons. Ils ont mis un adhésif brun sur une touche de l'ascenseur, qui redescend automatiquement au rez-de-chaussée après chaque montée. Me revoilà dans le salon. Deux déménageurs arrivent avec le poste de télévision. On le met où? Là, je leur dis en désignant un coin où je vois une prise qui me semble être celle de l'antenne. A ma grande surprise, ils obéissent sans poser de question et déposent l'appareil sur sa table à roulettes. Plus tard ma mère arrive: mais non, la TV va près de la fenêtre. La prise qui est au coin, c'est celle de la radio. Il ne faut pas que je m'en mêle. 
Je redescends. Des enfants jouent et observent le ballet des déménageurs. Un garçon de mon âge se présente. Stéphane. On sera dans la même classe, me dit-il (j'ignore encore que la maîtresse, au moment de leur annoncer mon arrivée, a demandé à toute la classe d'être gentil avec ce nouveau camarade...). Il habite au premier étage. Au bout de quelques minutes, je constate qu'il n'est en fait pas très sympathique. D'autant que sans arrêt, il chante le premier couplet du Petit âne gris, une chanson que je n'ai jamais entendue, et dont il mélange les rares paroles dont il se souvient.

Ma chambre est beaucoup trop grande. Mon lit, ma table de nuit sont perdus dans cet espace surdimensionné, par rapport au réduit où je dormais encore la nuit dernière. Papier peint vieillot, des années soixante. Dans un coin, un placard. Ma mère décide qu'on y mettra l'aspirateur. Je vais d'ailleurs l'utiliser immédiatement, une bonne occasion de m'occuper: nettoyer ma chambre, pleine de débris, de poussière. Je branche la fiche, j'assemble les tuyaux. Je mets l'appareil en marche. Mais ici, il fonctionne à l'envers! Souffle au lieu d'aspirer! L'embout chasse les débris, les fait voltiger dans tous les coins. J'appelle ma mère. A la cuisine, elle a fait venir la concierge, une femme rousse, bras nus dans une robe fourreau, accent vaudois très marqué: non seulement il faudra démonter le couvercle de la cuisinière pour pouvoir la glisser dans son logement, mais surtout, la taille de la fiche ne correspond pas à celle de la prise. Que peut-on faire? Ma mère lâche la cuisinière pour empoigner le problème de l'aspirateur. Mais non, voyons! Il fonctionne très bien, j'ai juste connecté le flexible à l'orifice d'expulsion de l'air, du mauvais côté. Elle retourne à la cuisine. Pour la cuisinière, on va faire venir mon oncle. Ou alors quelqu'un de la Romande.

Le soir, plus de volets à fermer. Du lit, je regarde ma mère manœuvrer la courroie d'un store métallique. Les carreaux noirs de la fenêtre, derrière les voilages laissés par les anciens locataires. On remettra les rideaux plus tard, il faut d'abord refaire l'ourlet et allonger le lambrequin. J'ai de la peine à m'endormir dans ce nouveau décor. Je ne retournerai à l'école que la semaine suivante.

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