Dans les 50's

Le train spécial de 12 h 14 entre en gare. Coureuses et coureurs montent à bord de cette composition d'anciens wagons, de ceux où l'on peut encore abaisser les glaces. Je m'installe côté quai, en face d'un très jeune type aux chaussures élimées. Le convoi s'ébranle, traverse Lavaux ensoleillé. On regarde, là-haut, les marathoniens qui ont déjà rebroussé chemin; ils en sont peut-être au redoutable trentième kilomètre...
La Tour-de-Peilz. Le passage souterrain peine à digérer cette masse de coureurs (c'est, à nouveau, un record de participation). On se répartit dans le préau de l'école, on piétine les pelouses, on pisse derrière les buissons (l'organisation n'a prévu aucun pissoir, des queues interminables se forment devant chaque rangée de WC...) Je m'échauffe un peu, puis je me repose, au soleil, assis à même le sol. J'écoute les gens, je les regarde, je vérifie que mes lacets sont solidement attachés...

J'ai couru le semi de Lausanne pour la dernière fois en 2009. Depuis lors, on a modifié le parcours dans la ville: on part direction Montreux, ce qui est assez déroutant. Les animateurs s'échinent à mettre de l'ambiance dans cette foule indifférente. Coup de pétard, c'est parti. Un tour dans le quartier, puis voilà la route, le quai de Vevey, qui brille sous le soleil. Je ne me sens pas en grande forme; hâte d'être à Corseaux, de ressentir les effets des endorphines, en redescendant vers le carrefour des Gonelles. Or rien de spécial n'arrive à cet endroit. Rien que la musique dans mes oreilles, rien que les gens qui courent devant, autour et derrière moi. Rien que la route qui brille, toujours déroulée, dans la lumière vive et poudreuse de l'automne. Les points de ravitaillement se succèdent. Je bois, de plus en plus avidement. C'est mauvais signe... A Rivaz, je pisse au bord de la route, tandis que dans mon dos, des dizaines et des dizaines de coureurs défilent dans un piétinement rythmé et continu. Soulager ma vessie me laisse trente secondes de répit. Sans cesse, mes pensées anticipent le prochain virage, la prochaine micro-étape. Ainsi, je ne suis jamais au moment présent. En fait, je ne pense qu'à l'arrivée. Les panneaux kilométriques défilent; ceux du marathon, avec leurs chiffres hallucinants (28, 30, 32); et, cinquante mètres plus loin, les nôtres, plus raisonnables (9, 10, 12 – ça y est, la moitié est faite...) A chaque fois, je calcule: ce qui est déjà fait; ce qui reste à courir. Huit kilomètres? L'équivalent d'une étape du Tour du Pays de Vaud... Mon esprit s'occupe de ces choses futiles. La route et la voie ferrée sont voisines; quelques trains passent. Alors, l'idée sournoise d'abandonner s'insinue dans mon esprit: quitter la course, rejoindre une des haltes, m'installer dans un train. Qu'est-ce qui me retient de le faire? Par exemple, le fait que j'aie, tout à l'heure, fait signe à mon camarade photographe, au bord de la route. La fierté, donc. Chaque abandon est une petite plaie d'orgueil. Je continue.
On quitte la grand-route pour entrer dans le village de Cully. Dès lors, je ralentis à chaque micro montée. Aucune puissance, aucune réserve. Impression de ne plus avancer. Spectateurs hystériques dans le centre du village, la foule fait un goulet, tend des tranches d'agrumes, je les ignore, je continue. On rejoint la route. On passe Villette. Je cours machinalement, sans rien voir, que des détails. Un vélo qui nous dépasse; les jambes du type devant. Et toujours, anticiper, car chaque prochain virage me rapproche du but.
On aborde enfin Lutry: à nouveau, la foule, la musique, les cris. Un ravitaillement. Le soleil qui baisse et me gène, à peine bloqué par la visière de ma casquette. Et c'est l'entrée dans l'agglomération. On longe un grand chantier; je remarque qu'ils ont détruit l'ancien garage, typique des années trente, au point de rebroussement du bus 9. Dommage. Mais il faut bien loger tous ces gens... Il ne reste que quatre kilomètres; bientôt trois... Dans quelques minutes, on abordera le redoutable "tunnel" de l'avenue du Général-Guisan. La route devient floue, comme saturée d'une poussière grise (en fait, je suis deshydraté: mes yeux se dessèchent; mes lentilles sont troubles...) Je vois maintenant les feux tricolores, là-bas tout au bout. Finalement, cette avenue n'est pas si longue que dans mon souvenir. Ultime virage à gauche et, enfin! le quai d'Ouchy, avec les spectateurs alignés derrière les barrières. Un homme invisible crie mon nom. Peut-être Guignard. Je fais un vague signe de la main, sans me retourner. Je ne regarde personne, je n'ai d'yeux que pour les arceaux colorés, là-bas, tout au bout. Les cinq-cents dernières mètres sont comme un kilomètre; voici le premier portique – celui, désormais inutile, qui marque l'arrivée du marathon. Le nôtre est plus loin; je n'avance plus. On court maintenant sur un tapis rouge. Je regarde le type à ma droite, qui me dépasse. Cette couleur nous donne bonne mine, je trouve. Arrivée, ça y est. Coup d'œil au grand chronomètre, là-haut. J'essaie de calculer mon temps, mais je me trompe. En fait, j'ai dépassé le cap des 1h50. Je suis dans les "fifties", comme disaient tout à l'heure, dans le train, un groupe de coureurs étrangers. C'est un peu décevant, mais voilà...

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