Playa del Sol

Comme chaque fois, il faut deux jours pour accepter le lieu. Se faire à son originalité. Au fait qu'il est étranger aux modèles connus. Il faut se fondre dans ce rêve urbanisé, édifié jusqu'aux frontières de la nature. Comme un soir à Porto, la limite entre la force énorme, indomptable de l'océan et ce qu'il est convenu d'appeler la civilisation m'avait parue dérisoire: une route, des immeubles avec quelques fenêtres allumées, une cabine téléphonique décatie de ce côté du quai qui faisait office de ligne de démarcation; et de l'autre, les vagues qui se fracassaient, là-bas, sur les rochers invisibles dans la nuit juste tombée. Il en va de même sur cette île: bungalows, hôtels, résidences plus ou moins vulgaires ont grignoté le terrain jusqu'aux limites des dunes, heureusement intouchables, sagement classées réserve naturelle. Et là-haut, la ville (qui n'en est pas vraiment une) monte à l'assaut d'un autre espace sauvage, celui des collines, des montagnes aux couleurs vertes et ocres, des ravins pierreux et inhospitaliers, sol ingrat et stérile sur lequel elle semble avoir été gagnée.
On est donc là. Une semaine de vacances. Le soleil promis, estimé par tous ici comme un dû, comme une norme, le soleil est là, toujours au rendez-vous. La douceur de l'air, comme un éternel printemps. Une routine s'installe. Se lever, déjeuner, partir à la plage. Être à la plage. Revenir de la plage. Boire quelque chose, par exemple au paseo maritimo, en regardant défiler les rêveurs (en hiver, ils sont plutôt âgés), rêveurs provisoirement affranchis de toute règle vestimentaire. Puis rentrer se doucher, se préparer. Sortir manger. On se prend à rêver que ce soit un mouvement perpétuel. Peut-être que tout le monde ici rêve de ça. Car cette cité, bâtie comme un rêve d'urbanistes est, à force, devenue un rêve. Plutôt une addition de rêves. Chaque bungalow est le rêve de celles ou ceux qui l'habitent, pour une semaine, un mois ou plusieurs années. Derrière les haies d'hibiscus, de bougainvillées, les pavillons se terrent, dissimulés par des clôtures, des palissades, toujours plus hautes, parfois surmontées de barbelés, décorées ici et là par les blasons et insignes des sociétés de surveillance aux noms rassurants. Être dans ces jardinets doit être lénifiant: un rêve à sa mesure, accolé au rêve du voisin. Tous ces rêves forment des parcelles, entourées de rues. Mais pour qui la parcoure, cette voirie devient vaguement inhospitalière, puisque bordée de murets surmontés de ces palissades ne laissant rien voir ou presque des microcosmes dérisoires qu'elles protègent. Mais à certains endroits, quand les barrières ne sont pas trop hautes, quand la végétation s'y enroule ou en déborde, ces grappes de rêves à bas prix peuvent être touchantes: on a voulu être là, tranquille, au soleil, mais dans une contrée pas trop dépaysante quand même.
Un soir, on descend boire un verre dans l'un des grands hôtels luxueux, construits près du phare. Là-bas les rêves ont une autre substance: ils sont tissés d'étoffes soyeuses, griffées; ils ont l'accent de la petite bourgeoisie bavaroise ou peut-être hambourgeoise. Piscine énorme, forêt tropicale artificielle, casino, groupe chabada-bada sur la terrasse à l'heure de l'apéritif, shopping centers dallés de marbre: on se croirait dans la zone commerçante d'un aéroport. Ici la vraie vie est totalement absente. Tout est fait pour dépenser; rien, surtout, ne doit donner à penser.

La femme de la pension, celle qui apporte le café au petit déjeuner, soupire en répondant aux clients de la table voisine, ravis du soleil matinal: "Oui, il fait beau aujourd'hui. Il fait toujours beau ici. Toujours beau..." Comme un petit reproche adressé à ce lieu qu'elle doit tout de même avoir choisi. Je me demande si elle s'ennuie de Salzgitter, parfois. Si la pluie lui manque; la pluie, ou une bonne vieille journée grise... Pascal le lui demande en castillan; mais elle ne comprend pas vraiment la question et répond à côté. Tant pis.
Les vacances sont finies. On attend le bus de l'aéroport le long d'une de ces rues au mobilier urbain en inox, comme celui d'un centre commercial; une de ces rues bordées de murs aux pierres peintes, palissades, barrières – pour vivre heureux, vivons cachés – le bus tarde un peu et l'on n'a rien à observer que le sommet des palmiers et des araucarias qui se balancent dans l'azur et le vent, rien à voir que l'asphalte qui file entre les parcelles de rêves jalousement gardés. Le soleil tape, c'est le milieu de l'après-midi. Et j'essaie de m'imaginer ici, retraité, passant l'hiver dans mon bungalow. J'essaie de chasser cette pensée, un peu étouffante. Comme si une ligne droite se déroulait devant moi: la route, sans courbes, qui permet de voir l'étape suivante, loin à l'horizon. Comme si rien n'allait plus changer jusqu'à l'arrivée...

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