Mamour

Quand j'ai commencé à savoir lire l'heure, tu me demandais, le soir après le repas: "Mon Zouzou, dis-moi vite quelle heure il est!" Alors, impressionné de me voir confier une si importante mission – en somme, une affaire d'adultes pressés – je courais au salon, grimpais sur le dossier du canapé pour m'approcher au plus près de la pendule neuchâteloise; et je comptais, avec mes doigts, à travers la vitre, les marques sur le cadran. Je retournais vite à la chambre à coucher. "Huit heures moins quatre", je te répondais, comme tu t'escrimais, devant ta coiffeuse, à enfiler une robe sans manches de couleur verte. "Aide-moi à monter ma fermeture-éclair", m'ordonnais-tu d'un ton de plainte, en pliant un peu les genoux, me présentant ton dos de nageuse. J'obéissais, le zip coulissait entre mes doigts, les deux pans de tissu se plaquant sur ta peau brune. Tu me remerciais en souriant, te penchais aussitôt devant la glace, attrapais un tube de rouge à lèvres Migros quasiment vide. Vide? Voire! Tu y introduisais une allumette pour en curer le fond; et tu tartinais cette pâte rougeâtre sur ta bouche où elle déposait des grumeaux, qui disparaissaient comme tu joignais les lèvres en les faisant coulisser d'avant en arrière. Car tu étais économe à l'excès. Tu cuisinais dans de vieilles casseroles bosselées, aux manches branlants et dangereux; tu t'acharnais le dimanche sur les carcasses de poulet, nous laissant les "bons morceaux". Pap avait même dit une fois à table: "Un jour, elle nous fera un bouillon avec la patte à relaver".

Tu enfilais vite une paire de sandalettes éculées, tes talons en écrasaient la bride et, dans un vague sillage de parfum ambré, tu t'élançais dans l'escalier, chaque pas claquant sur les marches mouchetées, en me criant: "Dans un moment tu me descendras un yoghourt, mon trésor!"

Alors j'attendais un peu avant d'ouvrir le petit frigo Sibir qui puait toujours le fromage, pour y découvrir des pots de différents arômes. Mais lequel choisir? Je décrochais le téléphone, appuyais sur le bouton vert. Tu répondais, un brouhaha sortait alors de l'écouteur, ta voix était pressée, et je te demandais timidement quel parfum tu souhaitais, pour ton yoghourt. "N'importe, prends ce qu'il y a", répondais tu abruptement. "Framboise, oui. Ce sera très bien." Tu raccrochais aussitôt. Alors je m'emparais d'un gobelet rose, et je courais jusqu'au bout du couloir. J'ouvrais la porte, m'élançais à mon tour dans l'escalier, passais devant les pots de cactus alignés devant la fenêtre. Au palier intermédiaire, à travers la porte verte de la cabine de projection, j'entendais ronfler le moteur de la table de montage: et j'imaginais le film noir, passant à grande vitesse d'une bobine pleine à sa jumelle vide, qui tournait si vite que ses rayons devenaient transparents. J'attaquais la deuxième rampe, mes doigts glissant sur le ruban de plastique rouge de la main-courante. L'odeur du cinéma, ce mélange de fumée et de tabac refroidi, de foule enfermée, de chauffage central et de nettoyant se précisait. Enfin, j'ouvrais la porte et pénétrais dans la caisse. Et je te trouvais là, assise derrière ton guichet. Le brouhaha des voix couvrait la bande sonore de Love Story, que mon grand-père imposait chaque soir à la même heure. A travers les vitres m'apparaissaient brusquement les visages d'une kyrielle de gens, qui faisaient la file pour prendre ces billets roses ou jaunes que tu tirais d'un haut distributeur métallique de marque Assurax, posé sur le comptoir. "Parterre ou balcon?", demandais-tu invariablement à ces visages qui se pressaient, alors que tes doigts rapides se saisissaient des billets de dix ou de vingt francs qu'on te tendait, pour rendre les pièces alignées dans la Pecuna, en les faisant claquer sur la banque. Et tout à coup, je prenais conscience de l'incongruité de ma présence ici, en pantoufles et pyjama orange, face à tous ces gens habillés pour sortir et qui me regardaient, pour certains, d'un œil amusé. Alors je m'éveillais de cette fascination, je déposais vite le pot de yoghourt à ta portée, et je filais comme un pestiféré, grimpant quatre à quatre les marches de l'escalier, pour me réfugier auprès de Pap, dans sa cabine, lieu magique, plein d'appareils, de tableaux de commande, de voyants lumineux et qui sentait le cigare et l'ozone. A travers les hublots, je pouvais voir, bien protégé, les gens s'installer sous le plafond voûté du balcon tandis que tout là-bas, le haut rideau de velours jaune cachait encore l'écran.

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