Bar à café

Avant de reprendre un travail, après notre déménagement, ma mère passait beaucoup de temps au Bar à café. L'endroit avait l'odeur tiède et domestique des cafèteries: boissons chaude et tabac. Le décor restait imprégné des années cinquante: tables aux plateaux de Formica, chaises métalliques carrées recouvertes de skaï anthracite. En fond sonore, une radio musicale bavaroise relayée par le canal 6 de la Télédiffusion, dit Ligne légère: musiques et chansons entrecoupées de brefs bulletins, précédés d'un jingle caractéristique, comme un sifflotement; puis une voix sourde qui énonçait, en allemand, des listes de bouchons sur de lointaines autoroutes. Face au bar, un juke-box Seeburg dont on ne renouvelait quasiment jamais la proposition (Only You des Platters, Les Vieux mariés de Sardou, un ou deux titres de Claude François, genre Le téléphone pleure...)
La femme qui régnait sur ces lieux, c'était Rose-Mary. Pas la tenancière, juste une employée, qui régissait seule cet établissement diurne, ce qui lui permettait de mettre la clé sous le paillasson chaque soir à 18 heures. Rose-Mary était à mi-chemin de la trentaine. Un côté piquant. Des yeux noirs. Pas grande, mais bien présente. Elle aimait la vie, son corps avait des proportions enviables et apparemment, elle savait bien en jouer. Elle avait été mariée et avait même eu un fils, vers les vingt ans; mais elle n'en parlait jamais. Et quand on abordait ce sujet, elle l'éludait par de vagues paroles et des yeux qui se détournaient. Mais de la caisse enregistreuse dépassait la photo en noir et blanc d'un jeune garçon à l'air grave, qu'on n'avait jamais vu. Elle appelait les habitués par leurs petits noms ou de charmants diminutifs, comme chouchou, voletant entre les tables, marquant parfois un pas de danse, reprenant un refrain, ses formes, sa vivacité, sa gaité magnétisant les regards. Elle évoluait raisonnablement chaussée; mais derrière le bar, on pouvait voir quelques paires de chaussures moins fonctionnelles, des souliers à plateforme en cuir de deux ou trois couleurs; ou des bottes vernies. Ma mère, sa cadette de quatre ans, était devenue sa grande amie. Toutes deux du signe de la Vierge. Durant les heures creuses, elles échangeaient sur leurs emmerdes, leurs flirts, leurs histoires de bonshommes, usant en ma présence de périphrases pour crypter leur propos. De sorte que j'avais de la vie privée de ma mère et des femmes de son entourage une vision tout à fait étrange, construite sur, disons, la métaphore partielle (car je n'étais pas stupide quand même). Mais Rose-Mary m'aimait bien et j'étais, moi aussi, son chouchou.

A la pause de la mi-journée, tout un microcosme d'habitués poussait la porte vitrée pour venir là boire un café avant de reprendre le travail. Nous occupions alors, ma mère et moi, la table proche de la cheminée, celle où s'asseyait en principe Rose-Mary et sa garde rapprochée (dont sa sœur, parfois accompagnée de sa fille Nathalie, qui avait mon âge et était ma camarade de jeux.) Nous observions les petites habitudes des uns et des autres. William, un fonctionnaire de la cinquantaine, vieux garçon toujours pressé, ne sirotait pas son café sans l'avoir renversé dans la sous-tasse, sur laquelle il soufflait, pour en accélérer encore le refroidissement. Mon oncle débarquait, parfois accompagné de mon grand-père. Puis le petit Claude, des Impôts, un jeune bossu à lunettes métalliques qui posait invariablement Le Monde sur la table (sans jamais avoir le temps de le lire); et le boucher, dans sa blouse à fines rayures bleues, son monogramme brodé en italiques sur la poche plaquée. Cet homme, probablement quadragénaire, avait de l'esprit et faisait beaucoup rire. Il suscitait l'admiration de mon oncle, qui répétait sans cesse ses bons mots. L'admiration de ma mère également, qui était sa cliente et qui adorait rire. C'était chaque jour un moment intense de discussions et de plaisanteries. Mais passée la demie de treize heures, tout ce monde repartait à ses occupations. Le boucher (qui devait probablement être, certains soirs, un chouchou de Rose-Mary) se levait et tirait sur les pans de sa blouse; le petit Claude reprenait son Monde et s'en retournait vers la Recette. Mon oncle, qui avait les horaires du cinéma, traînait un moment, reprenait un ristretto. Et moi-même, vers mois vingt, je partais, le pas lourd sous le soleil qui ne brillerait pas pour moi, vers mon après-midi d'école dominé par les humeurs ombrageuses d'une institutrice au seuil de la retraite, pour qui le coup de bambou ou la traction brusque et saccadée des petits cheveux faisaient partie intégrante des outils pédagogiques.
Parfois, le mercredi, je restais au bar avec ma mère et je voyais défiler, l'après-midi, la clientèle des dames qui avait là leurs habitudes. Il y avait bien quelques jeunes femmes libres et insouciantes. Mais surtout, beaucoup de ménagères trentenaires, quadra voire quinquagénaires, des femmes un peu désœuvrées qui venaient prendre un café ou un thé-crème, fumer quelques cigarettes en bavardant. En socialisant. Avant de rentrer à leur ménage, aux devoirs des enfants, aux soins d'un mari. Ou à leur veuvage; à leur quotidien. Il était alors temps, pour certaines, de passer du thé crème à quelque chose de plus corsé, dans la solitude de leurs intérieurs. Des habitudes qui se remarquaient, à la longue, sur leurs traits, au tremblement d'une main ou d'un menton. Elles avaient leurs petits gestes, leurs petits objets, des étuis à cigarettes en cuir coloré, à fermoir doré, par exemple. Elles fleuraient bon de discrètes eaux de toilette. Mais il y avait également des messieurs. Ils avaient tendance à s'installer au bar, pour pouvoir causer plus intimement avec Rose-Mary, près de la caisse enregistreuse, dans la lueur suave d'une grosse lampe à pétrole électrifiée, à pied de laiton et abat-jour d'opaline. En hiver, ils portaient des manteaux de loden; des vestons et des Ray Ban de type pilote en été; ils étaient volontiers moustachus; de leurs chemises entr'ouvertes montaient des odeurs d'Eau sauvage ou des parfums de sillage plus marqués, comme Pour un homme, de Caron. Il y avait aussi le formidable Samy, bien sûr, le beau-frère de Rose-Mary, qui m'a fait faire mon premier tour en moto (quelques dizaines de mètres, mais qui m'ont procuré des sensations inédites...) Sans oublier une tablée de jeunes, quatre ou cinq garçons dont certains, n'ayant pas trouvé de débouché convenable à la fin de leurs études, n'avaient pas hésité à s'inscrire au chômage – ce qui faisait jaser, à cette époque du plein-emploi... Ils débarquaient en début d'après-midi, s'installaient près d'une vitrine avec leurs paquets de Marlboro, de Gauloises bleues ou de Gitanes, leurs Ray Ban posées sur la table et bavardaient des heures. Rose-Mary les brusquait à l'occasion et n'avait pas trop d'égards pour ces gamins. Aussi, elle avait noté que deux ou trois d'entre-eux avaient dans les jambes des impatiences: sous la table, leurs mollets s'agitaient d'incessants tremblements réguliers, leurs pattes d'éph' oscillant en cadence au-dessus des sabots à empeigne de cuir perforé. Si bien que lorsque leur silhouettes apparaissaient à travers la vitrine, et avant que le premier d'entre eux pousse la porte, elle lançait à ma mère: "Tiens! Voilà les branleurs de jambe..."

Un jour, Rose-Mary est partie. Une dispute avec le tenancier, certainement. Elle est sortie de nos vies, comme cela arrive avec certaines personnes dont on se croyait proche. Des années plus tard, adulte, je me suis retrouvé dans un mariage, à une vingtaine de kilomètres des lieux de mon enfance et du Bar de la place. La cérémonie a connu un moment de creux, peut-être entre la bénédiction et le lieu de l'apéritif. J'en ai profité pour prendre l'air, pour m'écarter de la noce. A la terrasse d'un café, j'ai observé les différentes personnes attablées. En particulier, un couple de sexagénaires. Ils avaient l'air un peu désuet de deux touristes. L'homme, un monsieur bien vêtu, à chapeau peut-être, me tournait le dos. Mais elle me faisait face. Même épaissie, le cheveu gris et raccourci, je l'ai tout de suite reconnue. Je me suis dirigé vers elle, en souriant. J'ai tendu la main, qu'elle a pris mollement. Je me suis présenté. Elle m'a regardé d'un air gêné, prononcé quelques paroles d'une voix mal posée, méconnaissable. Le soleil la faisait cligner des yeux et son regard était fuyant. Je remontais visiblement d'un passé unilatéralement résilié, dont elle ne souhaitait pas parler. Elle a pris la main du monsieur, par dessus la table.
Je suis retourné à la noce.

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