Les vieux garçons

En ce temps là, les gays n'étaient pas un sujet de discussion. Je veux dire, pas un sujet de discussion sérieuse. Il y avait les railleries, les plaisanteries de mauvais goût, qu'un film comme La Cage aux folles a fini par synthétiser avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de finesse. Les gays étaient des personnages lointains. Cathodiques, le plus souvent – comme Jacques Chazot. Ils n'existaient pas dans la vie de tous les jours, pas dans la mienne en tout cas. Jusqu'au jour où j'ai rencontré, au bar à café, ce personnage qui était à mi-chemin entre un monsieur et une dame. Je suis entré, il me tournait le dos, assis à un tabouret du bar, il parlait avec Rose-Mary. "Ta maman n'est pas là, elle est à la maison", m'a-t-elle dit, d'un ton qui signifiait Laisse-nous tranquille. Je suis resté interloqué, contrarié, mais avant tout brûlant de curiosité pour ce personnage, assis, vêtu avec recherche, qui me regardait, mais que je n'osais pas dévisager. Je me suis retourné vers la porte et j'ai dit avec humeur: "Au revoir, Monsieur-Dame" (en me trouvant très spirituel...) J'avais peut-être douze ans.
Toutefois, en y repensant, mon univers n'était pas dépeuplé d'hommes seuls. Je ne parlerai pas des domestiques de campagne, ces vieux garçons qu'on logeait dans des chambres isolées, des soupentes retirées, qui mangeaient néanmoins à la table familiale et que le film Les Petites fugues décrit mieux que mille mots. Je me souviens seulement de celui des Vidoudez, que je voyais l'hiver, sous son béret, poussant une brouette fumante, tant et si bien que j'avais fini par le surnommer Pépé fumier. Non. Le premier qui me vienne à l'esprit est ce collègue de Josette. Un laborantin, au nom yougoslave. Je le revois avec ses lunettes à montures carrées, droit comme un i, une touffe de poils noirs dépassant du col de sa blouse blanche. Il avait été aimable avec moi, cette fin d'après-midi où j'étais allé au laboratoire rejoindre ma tante et y faire mes leçons, ma mère étant retenue par autre chose. Depuis ce jour, je le saluais systématiquement quand je le croisais; relativement souvent, car il habitait l'immeuble voisin. Il marchait, fier, regardant droit devant lui. Raide comme un passe-lacet, aurait dit ma grand-mère. Un balais dans le cul, auraient raillé d'autres perfides. Ce n'est qu'adolescent qu'une âme charitable m'a éclairé sur son orientation sexuelle. J'ai pris conscience de cette évidence: il était gay. A compter de ce jour, il a dû sentir quelque chose. Se sentir démasqué. Son regard sur moi a changé; nous ne nous sommes plus salués. Avec le temps, sa raideur s'accentuait. 
Mais le vieux garçon le plus proche vivait juste sous mes yeux. Il s'agissait de Rémy B., notre voisin du troisième. Un employé communal, de courte taille, le cheveu court et dru, bronzé comme du pain cuit. Le soir, à la belle saison, on l'entendait siffloter sur son balcon. Je me penchais pour l'observer, de l'étage supérieur. De sa cuisine montaient de délicieux fumets, tandis qu'il venait humer l'air, torse nu ou en marcel sous un tablier de cuisine coloré, parfois une louche à la main. Il regardait le ciel crépusculaire, la cime des arbres ou peut-être les oiseaux sur les lignes électriques, puis s'en retournait à sa popote, des trilles s'élevant de ses lèvres jointes. La vision de cet homme, dans son intimité, était tout à fait rassurante. C'était une image de bonheur paisible qu'on n'aurait pas pu critiquer, pas même la concierge, qui avait la langue bien pendue. Ce n'est que plus tard, et sans qu'on me dise quoi que ce soit, que j'ai compris que Rémy B. n'était pas un homme à femmes. Il s'agissait à coup sûr d'un gay, bien dans sa peau, qui n'attirait pas l'attention sur lui en parlant ou en s'habillant, comme le Renato de la Cage aux folles. Il allait à l'encontre des clichés de l'époque. Et parfois, le soir, quand je suis moi-même à la popote et que je sifflote car tout va bien, je repense à ce voisin et je lui rends un hommage silencieux. Je suis moi aussi devenu un vieux garçon dans sa cuisine, un gay vieillissant qui va prendre l'air sur son balcon.
Tout au long de nos vies, nous butinons en permanence au contact des autres, comme nous embarqués dans l'aventure humaine. Il n'est pas nécessaire d'en être proche: on peut capter à distance une attitude, entendre une phrase, ou même un seul mot, qui s'imprimera en nous. Une attitude, un mot, une manière d'être dans laquelle on se reconnaît aussitôt et qui va parangonner notre langage, notre conduite, pour la vie entière.

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