Berlin année zéro

Ce soir de novembre 1989, nous roulions dans la 205 en écoutant la radio. Alors que nous approchions de Vevey, il y a eu un flash d'informations: le mur de Berlin était tombé. Des gens commençaient à l'escalader. La frontière, qui avait déjà craqué ailleurs, s'ouvrait à l'endroit le plus symbolique.
A la hauteur du vignoble de Lavaux, la lune se reflétait à la surface du lac. Bernard a dit: "C'est incroyable! Si on nous avait dit que ça arriverait..." L'année précédente en effet, Gérald et Philippe avaient fait un voyage à Berlin et m'avaient raconté leurs impressions. Je leur avais demandé quel était à leur avis la pérennité de cette frontière, de cette division de la ville. Dans mon esprit, elle ne pouvait pas durer éternellement. Mais ils avaient été catégoriques: "Si tu voyais les dispositifs de sécurité! C'est indestructible!"

L'impression était que nous vivions quelque chose d'excitant. Et nous voulions voir l'Histoire se dérouler sous nos yeux. Alors Bernard a acheté des billets et nous nous sommes envolés début décembre. Quand l'avion a crevé le plafond des nuages et que la topographie de Berlin est apparue, j'ai repensé aux vues aériennes du film Les Ailes du désir. On s'est posé à Tegel. De Berlin, je n'avais alors qu'une idée imprécise. Une collection d'impressions télévisées et de choses rapportées. Un documentaire sur le Mur, bien sûr, que j'avais vu adolescent. Et l'imagerie émotionnelle véhiculée par le film de Wenders ou par ce que je savais de Christiane F.; et aussi ce que nous en avaient dit Gérald et Philippe, ou Jean-Marc, qui avait adoré séjourner à Kreuzberg, le quartier hyper branché de l'époque, totalement enclavé par le Mur. Il y avait encore la légende de Bowie; les souvenirs d'un autre documentaire sur cette ville-île, Berlin-Ouest, où la pression induite par l'enfermement poussait de nombreux commerçants à ouvrir leurs enseignes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de manière à amoindrir le sentiment de claustrophobie chez celles et ceux qui faisaient le choix de vivre dans cette ville, maintenue artificiellement en vie. Bref, fin 1989, Berlin était une destination de pur fantasme.

Un bus nous a emmené jusqu'au Kurfürstendamm, passant devant une série de grands magasins. Notre hôtel, le Heckers Deele, était un peu en retrait, dans une rue perpendiculaire. Nous avons déposé nos bagages et puis nous sommes partis à la découverte des alentours. Nous arpentions le Ku'damm à la nuit tombée. Une masse scintillante des lumières, les devantures des commerces avec leurs décorations brillaient et, à chaque coin de rue, on retrouvait l'odeur écœurante du Glühwein que des marchands ambulants vendaient. Il faisait froid. On est entré dans un grand salon de thé très éclairé, plein de dames en gros manteaux. On a commandé des gâteaux. Le thé était servi comme en Suisse, dans des verres à anse. De prime abord et malgré la langue, c'était une ville plus rassurante que Paris. Nous sommes entrés dans Europa Center, le grand centre commercial. Dans l'ambiance commerciale d'avant Noël, on croyait reconnaître les Allemands de l'Est à leurs vêtements grisâtres et mal coupés, ou trop amples, sans attrait, leurs airs égaré. Je me souviens d'une femme, plus toute jeune, un cabas à la main, bouche bée, regardant les escalators et la grande clepsydre. A l'heure du repas du soir, nous nous sommes assis dans un steakhouse, en face de la Gedächtniskirche. La table était à côté de la vitrine et l'on pouvait voir, là-haut, briller le cadran lumineux de l'horloge, avec ses aiguilles en néon jaune. La serveuse était joviale. Quand elle s'est brûlée en posant la viande, servie sur une ardoise très chaude, elle a dit: "Ach! Selbstbestrafung!", en riant d'elle-même.
Le lendemain matin, découverte des buffets petits-déjeuners à l'allemande: rollmops, saucisse, charcuterie et toasts. Il faisait extrêmement froid, dix degrés de moins qu'en Suisse. Nos vêtements n'étaient pas vraiment adaptés. Nous avons pris le métro à Uhlandstrasse, pour quelques stations. Avec la surprise de pouvoir accéder aux quais sans devoir pousser aucun portillon ni tourniquet. A la station Wittenbergplatz, de grands panneaux noirs mortifiants, où des lettres jaunes listaient les toponymes des camps de concentration nazis ("Voici les noms que jamais nous ne devons oublier", lisait-on.) Cela m'a fait un certain effet. Nous étions dans la vitrine de l'Ouest, grands magasins, restaurants, même un Mövenpick; mais je voulais absolument voir Potsdamer Platz. Un bus nous a emmené près de la Philarmonie. La ville était peu lisible, d'autant moins que, justement, cette place, incluse dans le no man's land, n'existait plus... Nous avons marché et fini par tomber sur une station de la ligne d'essai du Magnetbahn, un prototype de transport sur voie élevée, où Siemens testait le moteur linéaire. J'ai voulu voir ça. On est monté dans la halte, toute vitrée et pleine de courants d'air. Mais aucun train ne se présentait et nous mourrions de froid. Nous sommes redescendus, avons traversé la route jusqu'à un arrêt de bus, à un grand carrefour. Un bus jaune à impériale arrivait. Nous n'avions aucune idée des destinations, aucune idée d'où nous nous trouvions. Mais le froid devenait si piquant que nous avons embarqué. A proximité de la Porte de Brandebourg, un grand podium permettait aux touristes de voir par-dessus le Mur, d'où dépassait le monument coiffé de son quadrige (la légende voulait que l'Allemagne de l'Est ait modifié son orientation d'origine, pour lui faire regarder vers l'Est. C'était bien sûr une légende urbaine...). Nous avons longé le Mur, que des dizaines de personnes attaquaient à coup de marteau, pour en emporter des éclats de béton plus ou moins colorés. Ensuite, nous sommes passés devant le Reichstag, bâtiment noirci, énorme, décoiffé, échoué dans une pelouse harassée et pleine de flaques, où des hommes disputaient un match de foot bon enfant. Vers la fin de l'après-midi, on s'est retrouvé Platz der Luftbrücke, près de l'aéroport de Tempelhof, là où se trouve le monument commémoratif du pont aérien, que la pénombre commençait à effacer. C'est un de ces endroits pleins de vide, un de ces carrefours informes dont Berlin a la spécialité. Un de ces endroits où tout est trop grand et où l'on se retrouve désorienté. Et toujours ce froid. Nous sommes entrés dans un bar pour boire quelque chose de chaud. Or c'était un de ces Kneipe, petits bistrots d'angle à la berlinoise, que ne fréquente qu'une clientèle d'habitués, quasiment limitée au seul pâté de maison, puisque chaque coin de rue a son propre Kneipe. Ce sont en tout cas des lieux qui ne sont pas faits pour le tourisme, mais nous n'en savions rien. J'ai poussé la porte. Derrière le bar, la patronne, qui entretenait une conversation animée avec des hommes attablés près de la fenêtre à l'appui bourré de plantes vertes et et d'épais voilages, s'est tue en nous toisant. Un bref silence s'est fait, et l'on entendait plus que la musique de fond. Les rares clients nous ont également dévisagé, soupesé du regard, alors que nos nez coulaient et que nos oreilles encaissaient la différence de température. Puis la conversation a repris comme si nous n'étions pas là. Nous nous sommes installés aux lourds tabourets du bar, derrière la colonne à bière en laiton. Un décor surchargé, moquette fleurie aux murs, réclames pour la bière Warsteiner, éclairage sirupeux. La patronne, bien en chair, continuait sa conversation tandis que nous reniflions et nous défaisions de nos manteaux. Plusieurs minutes se sont écoulées sans qu'elle daigne nous jeter un regard. De notre côté, nous attendions qu'elle s'inquiète de notre soif. C'était une petite guerre. Et il me semble bien que nous l'avons perdue, ressortant sans saluer et sans avoir été servis... A l'hôtel, j'ai pris un bain brûlant, trop chaud en tout cas pour ma peau qui s'est desséchée et m'a démangé toute la nuit, au contact rugueux de la literie hôtelière empesée.
L'expédition pour Berlin-Est a eu lieu le lendemain. Le ciel était dégagé, mais le grand froid demeurait. A la réception, on nous a recommandé de prendre le S-Bahn, à la station voisine de Savignyplatz. Un train vétuste, rouge et crème, est arrivé en grinçant. Nous avons pris place sur des sièges en bois d'un autre âge. On a traversé la gare du Zoo, dont je connaissais l'existence par l'histoire de Christiane F – autre référence de l'époque. Puis le convoi a semblé se perdre dans un paysage banlieusard de parc, d'où émergeaient des monuments étranges, un campanile, une toiture de forme inattendue. Ce n'est ensuite que nous avons franchi le Rideau de fer, en passant la Spree. On voyait des terrains vagues, des barbelés, des chevaux de frise, des miradors et, à gauche, les façades de briques noircies, aveugles, qui jouxtaient le faisceau des voies ferrées. On sentait que les choses sérieuses commençaient. Le convoi s'est arrêté en gare de Friedrichstrasse. Terminus. Du quai, il fallait descendre un escalier, puis suivre des couloirs carrelés, aux couleurs mornes, éclairés par des tubes fluorescents. Au plafond, des panneaux orientaient les passagers en files, suivant leur nationalité. Le contrôle des passeports se faisait dans ce souterrain étouffant, bas de plafond par des hommes en uniformes verts, volontiers moustachus, derrière leurs guichets. Des miroirs à quarante-cinq degrés étaient fixés derrière nous, à la jointure de la paroi et du plafond. Nous avons repris nos passeports estampillés d'un visa touristique d'un jour, ainsi qu'une poignée de billets de marks de l'Est. Le change était obligatoire; et il était totalement interdit de ramener ces devises au retour – d'ailleurs, elles n'avaient aucune valeur à l'Ouest. 
Nous avons marché jusqu'à Unter den Linden, alors qu'un vent âpre balayait l'avenue déserte ce dimanche d'hiver glacial. Quelques Trabant éparses pétaradaient aux feux rouges, puis s'élançaient, poussives, crachant une fumée bleutée, à l'assaut de carrefours surdimensionnés. Nous avons marché jusqu'à Alexanderplatz, qui nous est apparue comme une immense étendue grise, déserte, dominée par la tour du grand hôtel International. Pour franchir une large avenue, il fallait emprunter un passage souterrain très éclairé, aux parois carrelées de jaune et de blanc. Un autre lieu empli de vents coulis qui s'insinuaient sous les écharpes. La place était entourée de hautes constructions. Sur la gauche, une publicité rotative pour le Berliner Verlag qui coiffait un vaste immeuble impersonnel, tout gris. Bernard, incrédule, disait: "C'est ça, Alexanderplatz?" Car cette esplanade terne et dépeuplée n'avait pas grand rapport avec le roman éponyme, grouillant de vie, qu'il avait lu. Nous avons jeté un regard distrait aux mannequins dans les vitrines du centre commercial Centrum, puis avons repris les Linden dans l'autre sens. Défilé des devantures de libraires, de fleuristes, de magasins de porcelaine; les comptoirs des compagnies d'aviation des pays de l'Est, Aéroflot, Malev, LOT... Tout était fermé. Nous avons jeté un coup d'œil à la façade noircie de la cathédrale et, de l'autre côté de l'avenue, au Palais du peuple, qui ressemblait à une gare centrale moderne, avec sa structure de métal et de verre brunâtre. Le vent nous tenaillait et, quand s'est présenté ce qui ressemblait à un café, nous sommes entrés pour nous réchauffer. C'était, à un carrefour, sous des arcades, une sorte de salon de thé d'un autre siècle aux vitrines encadrées par des boiseries ouvragées. On nous a servi, sur un plateau, deux théières et du miel pour sucrer nos breuvages. Quand est venu le moment de payer, l'addition était dérisoire. Nous avons compris que nos marks seraient durs à écouler. En ressortant, le vent, que rien n'arrêtait sur le boulevard, nous a découragés. Nous avons repris le chemin de Friederichstrasse. A la gare, je me suis penché au guichet vers un agent à casquette en lui demandant deux billets pour Savignyplatz. Il n'a pas compris. J'ai répété. Alors, avec un mouvement réprobateur du menton, il a fait "Ach ja, West-Berlin..." en me jetant deux bouts de carton recuit, qu'il a annotés à l'aide d'un stylo et qui ne coûtaient, là encore, quasiment rien. Sur le quai coiffé d'une grande marquise, je regardais les publicités pour des marques inconnues. Des policiers faisaient les cent pas sur le quai voisin et nous avons pris quelques photos en nous demandant si nous ne risquions pas nos vies. Le train est arrivé et nous a emmené pour le trajet de retour, bien contents que nous étions de retrouver l'Ouest, Savignyplatz presque familière avec ses échoppes sous les voûtes de la voie ferrée.
Nous avions vu ce que nous voulions voir; ressenti quelques impressions fugaces de la terrible vie à l'Est, si froide, si dure. Elles correspondaient à nos préjugés et au fond, nous nous étions bien contents qu'il en soit ainsi.

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