Mon premier livre

La route, très ancienne, passe à flanc de coteau. Bien au-dessus du lac, une route d'avant les Romains sans doute. Elle relie les villages vignerons de la Côte. En les traversant, elle s'appelle tantôt l'Etraz, tantôt la Grand Vy, ce qui revient au même. On quitte le vallon d'un petit cours d'eau bordé d'une rangée de toblerones, un délire militaire bien suisse. Notre ligne Maginot. La Serine, c'est le nom de ce ru bien propret que je ne connaissais même pas. On s'éloigne de la berge tranquille, paisible, ombrée et pierreuse. Alors il faut monter jusqu'à Begnins et là, cette route vous attend. Et tout à coup, le paysage passe en mode panoramique. Le moutonnement de petits nuages fuyants agrandit le ciel, tendu, énorme entre les Alpes, le Jura. Une lumière vive de dimanche brille dans le feuillage des arbres, sur les vignes, sur le lac. Le Mont-Blanc est lointain mais il domine les autres sommets nus et bleutés de la fin de l'été.

Quelques maisons. Un village. Vous avancez, les façades se resserrent, petites fenêtres, tout est ripoliné. Beaucoup d'argent ici, ça se sent. Quelques commerces de femmes oisives et nanties, galeries d'art; une épicerie, également fermée. La terrasse d'un café sous ses parasols qui grincent au vent d'ouest. Une famille est là. Probablement depuis des heures, ils ont sans doute mangé. Famille parfaite. Gendre idéal, belle-mère à lunettes de soleil et cheveux auburn. Régulièrement, on longe des châteaux qui poussent leurs cheminées, leurs pignons compliqués par-dessus de hautes murailles tapissées de vigne vierge déjà rougie. Des arbres centenaires se balancent dans ces clos jaloux. Et tous les quatre pas, des domaines viticoles, parés pour la vendange qui commence demain. Caissettes oranges et jaunes empilées, nettoyées. Tracassets en rang, comme à un défilé militaire. Et au fil des pas, le village s'étiole, se distend, laissant une vieille église, comme une miniature, perchée là-haut dans le vignoble, à l'écart. Le clocher sonne, cinq heures moins le quart, on doit l'entendre depuis le prochain hameau dont les façades se donnent déjà à voir, plus loin, sur la route livrée aux promeneurs – les voitures circulent sur une route refaite, en contrebas. On atteindra bientôt ce hameau, où une école à clocheton vous donnera l'impression de vous promener dans les pages de Mon premier livre, dans ces dessins désuets de Marcel Vidoudez. Le soleil, ces villages, leurs bâtisses anciennes: un sentiment fugace d'immobilité, de temps qui ne passe pas, qui n'a jamais passé. On est en 1972, dans le préau de Grancy, sous le même soleil, la même lumière, exactement, à jouer à des jeux de récréation.

Mais la rêverie cesse. Il faut marcher encore un peu. Au milieu des vignes. Les vignes, les vignes, les vignes. Partout, les vignes. Raisins noirs, raisins verts. Raisin mûr. Sucré. Saturé de traitements. Grappes tendues, exhibées, quasiment obscènes sur les ceps effeuillés. Je crois qu'il y a trop de vignes! Beaucoup trop. Une exagération qui ne scandalise personne, apparemment. Il ne me semble pas possible que l'on puisse raisonnablement boire tout ça; avec encore, là-bas au fond, Lavaux! Sans parler du Valais! Sans parler du bourgogne, du bordeaux, des vins d'Italie, d'Espagne quand ce n'est pas du Chili ou de Californie, que l'on trouve partout. Une folie viticole...

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