Sur Terre

Quitter le quai, les routes, gagner la dalle-terrasse par un escalator qui longe des grillages masquant le niveau des parkings. Alors, là-haut, se sentir au milieu des tours comme les mulots se sentent certainement, dans les champs, entourés par les hauts tournesols ou les plants de maïs. Au centre de l'esplanade, un chantier dont les bruits se répercutent sur les façades brutalistes. Désamiantage, déconstruction d'un centre commercial ayant fait son temps. Carcasses de métal, cris d'ouvriers, chocs. On tourne autour du pied des immeubles, autour des jardinières de pins, de tamarins. On ne trouve plus la sortie, on ne croise presque personne. Vite, retrouver le sol véritable, la circulation, la vie normale. Voilà l'impression que laissent au passant d'un jour les utopies urbanistiques des années soixante, celles qui ont été réalisées, à Paris. Ensuite, longer la route, la Seine, une voie ferrée, jusqu'au prochain carrefour. Parler avec un type qui promène un malinois, une femelle qui se languit, dans la plate-bande, de jouer à la balle. Mais l'homme n'en a pas envie. Le temps s'assombrit, une petite pluie tiède se met à tomber comme on traverse. On décide de s'abriter dans l'édicule ancien de la station Javel du RER, juste avant le pont. Curieusement, malgré le côté ingrat du décor, malgré le bruit du trafic au carrefour, une certaine douceur domine. L'averse tamise la lumière, elle amène un sentiment très ancien de nostalgie. La sensation d'être bien chez soi. Ici, sur Terre. Et plutôt que d'attendre au carrefour, on retraverse pour s'installer de l'autre côté, à la terrasse d'un de ces cafés anodins qui sont postés comme des sentinelles au coin des rues de Paris. Je suis attiré par ces endroits, cafés, restaurants sans prétention. Ils ont quelque chose de rassurant, de démocratique sans doute; car chacun peut imaginer s'y asseoir un moment. Personne n'y décadre.

L'averse passée, on prend une rue transversale, qui nous fait pénétrer dans ce quartier. A part nous, ne passent ici que celles et ceux qui y vivent, ou qui ont quelque chose de précis à y faire. Nous voici au Parc André-Citroën. Un aménagement de verdure et de bassins, déjà plus ou moins décati, sur le site de l'ancienne fabrique de voitures. On en fait le tour. Le soleil revient. On cherche des toilettes, mais c'est immense, un buisson fera l'affaire. L'homme se regroupe en communautés énormes, mais s'ennuie vite de la Nature. On cherche à la recréer au centre des villes, avec toute l'imperfection, la prétention dont l'humanité est capable en la matière. Le lendemain, pareillement, on visite le "Jardin Atlantique" construit sur une dalle au-dessus des voies de la gare Montparnasse. Plus concentré, plus compliqué et moins lisible que l'immense parc Citroën, enserré dans un carcan d'immeubles des années soixante. Pour y arriver, on a suivi le boulevard Pasteur, qui ramenait sur notre route un peu de normalité après la traversée insensée de toute la zone engazonnée qui mène, par les Invalides, du Pont-Alexandre III jusqu'au métro Sèvres-Lecourbe. A l'approche de Montparnasse, la chaussée s'élève, pour passer le champ de voies, soustrait au regard – on a largement construit par dessus. Et là, entre la rampe d'accès à un parking et la route, derrière de mornes grilles, un coin d'herbe brillait sous le soleil intérimaire d'octobre; le vent le faisait ondoyer comme il l'aurait fait en pleine campagne. Et il y avait là, concentré dans le verdoiement de ces quelques mètres carrés d'herbe, dans ce touchant ondoiement, plus de naturel que dans les jardins publics savamment aménagés.

Une rue mène à une autre. Ou alors elle débouche sur une place, sur un carrefour où s'ouvrent des perspectives qui vous semblent infinies. Cette réserve de territoires, cette promesse, répétée à chaque coin de rue, d'un nombre de quartiers restant à découvrir, voilà ce qui fait la fascination des grandes villes.

Le soir, retour au studio, au cœur de la ville. La nuit est tombée, on fait quelques achats domestiques au petit magasin de derrière. Le quartier a beaucoup changé, en trente ans. Gentrification forcenée. Les commerces de bouche désuets, le restaurant chinois bon marché ont fait place à des franchises de prêt-à-porter, à des magasins de design, de décoration. Les gays, leur style de vie, leur pouvoir d'achat... Malgré tout, la rue du Renard reste une frontière. Du côté de Saint-Merry, tout le monde n'a pas l'air recommandable. Un couple palabre indéfiniment, assis sur un perron, dans la ruelle aux pavés noirâtres et mouillés. Les terrasses sont bondées, c'est l'heure de l'apéritif, qu'on prolonge volontiers. Dans la petite salle d'eau, j'actionne la chasse des toilettes. L'évacuation ne se fait pas, ici, par un effet brutal de cascade, mais par un mouvement un peu lent de tourbillon, qui emporte tout sous les rues, sous les pavés inégaux, sous les grilles de fonte, dans ce réseau dantesque, tiède et puant des égouts, là où s'engoufre toute la saleté des villes, immanquablement.

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