Londres

On nous place près de la baie vitrée, presque au fond de la salle. Vue sur le coin du parc, le long mur de briques, la silhouette arachnéenne des arbres dénudés, les réverbères à gaz surmontés d'une couronne. Et la rangée d'immeubles, de briques également, de l'autre côté de la rue où glissent silencieusement les bus, les voitures. On nous apporte le thé, les scones, des mignardises, que l'on déguste tandis que le soir tombe, très lentement, à travers le vitrage. Une femme blonde, longs cheveux, s'installe derrière un grand piano, dans l'angle. Un instant, je me crois revenu à Montreux, chez Zurcher, à l'époque du grand salon, côté lac. Même clientèle, mêmes baies vitrées. Et la musique du piano. On peut facilement se laisser confire, dans des ambiances aussi feutrées, surtout quand la pianiste interprète une version onctueuse de La belle vie.

Plus tard. On sort du métro à Aldgate East. De hauts immeubles piquent le ciel nocturne. Vacarme du trafic sur Commercial Road. On s'enfonce dans Whitechapel. Après quelques errements, on tombe sur une rue où s'alignent des dizaines de restaurants bengalis. Devant chaque porte, un rabatteur chaudement vêtu bat la semelle, vante la carte, propose des rabais, des apéritifs offerts. Tente de culpabiliser celui qui jette un œil sur le menu et poursuit son chemin. Au final, cette guerre d'usure, cette sollicitation multipliée chaque trois pas porte ses fruits: on finit par céder et entrer.

Les pointes des gratte-ciel de la City dépassent des toitures, au détour d'une rue. Allons voir ces tours, plantées dans un dense réseau de petites rues brusques, antipathiques, pas vraiment propres. Celle dite concombre émerge subitement d'un dallage blanc. Cette structure, bien qu'assez esthétique, gagne à être regardée de loin; trop peu de recul, à sa base, pour l'apprécier vraiment. A un carrefour voisin, des ascenseurs aspirent vers le ciel les clients d'un restaurant situé au sommet d'une longue tour; et l'on regarde, fasciné, ces petites fusées qui glissent le long d'une façade sans fin. L'éclat de l'ampoule rouge, placée sous chaque cabine, s'atténue avec la hauteur croissante, jusqu'à ne devenir qu'un point dans la nuit. Le quartier est truffé de tels immeubles emblématiques, fichés comme des flèches de verre et de métal dans un tissu urbain de hauteur généralement modeste. L'obscurité noie le pied de ces tours, amalgame de poutrelles métalliques, de panneaux vitrés aux reflets verdâtres.
Gare de Liverpool Street, on grimpe à l'étage supérieur d'un bus en route vers Soho. Traversée de la City désertée, sombre enfilade de routes où ne se croisent guère que des autobus comme le nôtre. Personne ne demande à descendre. De chaque côté défile la masse obscure d'immeubles impersonnels, que l'on sent lourds. Fenêtres éteintes, grilles baissées. De temps à autre, la devanture d'un restaurant de la chaîne Prêt à manger, également clos, où doivent se presser, chaque midi, des foules laborieuses de trentenaires en costume, en tailleur. Il est difficile de penser qu'un si vaste quartier soit totalement inhabité et devienne, chaque week-end, un espace fantomatique, vidé de toute présence, où même le métro ignore certaines stations.
Mais ensuite le bus replonge dans la ville peuplée, dense, brillamment éclairée. On atteint le plein centre à la gare de Charing Cross. Les voyageurs montent, descendent. On finit par rouler très lentement, par à coups. Nous sommes partie d'un magma d'autobus et de taxis, liquide épais qui s'écoule mal aux carrefours. Un virage, voici la pente légère de Regent Street. Tout au bout, les lumières vives de Piccadilly Circus semblent ne jamais vouloir approcher. D'autres bus nous rejoignent, on ne voit plus que leurs lourdes silhouettes qui se meuvent péniblement dans cette glu où ronronnent les moteurs diesel. On descend. Alors il faut fendre la foule des noctambules qui croisent en criant sur Piccadilly Circus, sur Oxford Street. Un pas de côté et nous voici dans les petites rues pavées de Soho. Des filles insensibles au froid vont d'un bar à l'autre en minijupes, robes sans manches. Des files se forment devant certains établissements. C'est le quartier des jeunes: on ne voit pas trop à quelle porte on pourrait se présenter, sans guide ni recommandation, à moitié transis et fatigués. Et, à l'aune de la clientèle que l'on voit déambuler, plutôt vieux, pour ainsi dire.

On atteint enfin Marble Arch. Il faut alors traverser un écheveau de routes pour rejoindre et longer les grilles du parc, maintenant bouclé pour la nuit. De l'autre côté de la route où foncent les véhicules, les façades blanches d'opulents immeubles. Hautes fenêtres des premiers étages, vitrages aux rideaux mousseux au travers desquels clignotent encore de tardifs et chics sapins de Noël. Plus loin, vers Queensway, on marche sur une crête; à droite, les rues sont comme avalées vers Bayswater. Il y aurait bien, ensuite, le raccourci à travers le parc, sombre allée privée, gardée à chaque extrémité par des grilles et des guérites – car bordée du palais de Kensington, d'ambassades et de manoirs de sultans; mais la perspective de passer sous des dizaines de caméras de surveillance, de croiser chaque dix pas les silhouettes sombres et trapues de policiers ou de vigiles nous paraît dissuasive. Le détour par la prochaine rue civile, même si moins directe, semble préférable, surtout dans l'état où nous sommes. Je me concentre pour suivre la ligne des pavés.

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