Replay

Chaque hiver, le même phénomène. Un rapetissement. Le froid, l'obscurité et le mauvais temps circonscrivent mon monde dans un espace toujours plus restreint. A peine sorti du travail, me ruer chez moi. Me calfeutrer. A cette tendance s'ajoute, durant la pause des fêtes, un mouvement puissamment régressif qui me fait rejouer d'anciennes vidéos, rechercher d'anciens articles de presse, farfouiller dans telles ou telles archives en ligne. Tout se passe comme s'il fallait rejouer le même acte, un acte alors difficile, pénible même, certains dimanches après-midi. Dans les archives des journaux, l'observation des programmes TV me rappelle le rythme de ces après-midis, de ces soirées. C'était des années où je me sentais en danger constant. Où les week-ends chez mes grands-parents constituaient des refuges, des gués et les vacances, des îlots de sécurité. Alors le temps se figeait. Les jours passaient, simples et égaux. Les dangers disparaissaient jusqu'à l'ultime week-end, jusqu'au dernier dimanche après-midi. Les pendules égrenaient chaque seconde, les aiguilles avançaient inexorablement sur les cadrans. Parfois nous faisions une dernière promenade avec le Pépé, bravant le froid, la bise de la Saint-Sylvestre. Un premier ou un deux janvier, après une demie heure de marche, nous sommes entrés dans un café de village pour nous réchauffer et, avec la différence de température, j'ai cru que mes joues et mes oreilles allaient se briser en miettes sur le champ. Si nous ne sortions pas, je me concentrais sur l'écran de la TV, grignotant de temps en temps un praliné, une mandarine. Parfois aussi, nous nous assoyions tous autour de la table pour une partie de "Stop". J'entends encore le bruit mat du dé roulant sur la toile cirée, butant contre le cendrier de verre ou sur La Tribune, pliée en quatre, juste à côté. Mais  ni le fait de s'abstraire dans le jeu ou dans la contemplation de l'écran, ni le fait d'affronter l'air glacial du dehors ne retenaient la course des horloges. Venait fatalement l'heure où ma grand-mère se levait, quittait le salon et s'en allait à la cuisine préparer une collation, qui marquait l'heure du départ. L'heure du retour vers la vraie vie. Vers l'école, sa cohorte de désagréments. Vers la maison aussi, vers notre décor morne, avec ses habitudes, ses litanies, ses frictions. Il me semblait alors que cette vie durerait sempiternellement. Que rien ne bougerait. Que j'avançais dans un tunnel dont on ne voyait pas le bout.
Dans l'escalier, le bruit de la minuterie. La lumière fanée, l'écho de nos voix. La grille derrière les vitres de la porte d'entrée. Nous sortions dans le froid. Le Pépé portait le sac de voyage. L'éclairage orangé des réverbères trouait ponctuellement l'obscurité, créant un halo dans l'air humide et froid. Puis, c'était le funiculaire. Sa course grinçante à travers la forêt. Après, les quais, les trains. Enfin, le quart d'heure de marche jusqu'à la maison, par les chemins résidentiels, où nous ne croisions personne, chacun claquemuré, au chaud dans sa villa, le dimanche soir, en hiver, sur le coup de vingt heures. Chez nous enfin, la mauvaise humeur de ma mère, pressée de défaire son sac, de retrouver son quotidien me semblait-il; impatiente, en tout cas, de me voir en pyjama. Son énervement quand je lui demandais, en lui souhaitant bonne nuit alors qu'elle était installée dans son fauteuil, face au téléviseur, si elle comptait sortir ce soir. Car pour calmer mes angoisses, je posais cette question chaque soir, de manière systématique, ou plutôt rituelle, même quand la réponse était évidente. Mais peut-être, au fond, haïssait-elle ces heures-là autant que moi; mais il est difficile, c'est vrai, de communier dans les instants détestables.
La période hivernale me ramène invariablement à ces moments-là. Je dois les revivre. Les remettre en scène, d'une certaine façon. Les exorciser, je suppose. Et à force, la mélancolie, la méchanceté de ces heures finit par prendre un parfum aimable.

La même chose ou presque:
Tante Alice

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