Sédentaires

Assez régulièrement, à mes heures perdues, j'utilise différents moteurs de recherche pour retrouver des traces de personnes rencontrées il y a longtemps et dont j'ai conservé des souvenirs, même insignifiants. Camarades de classe; anciens amoureux; copains perdus de vue; voisins; collègues d'autrefois... C'est un jeu assez amusant. Stressant, aussi, quand la Toile ne fournit aucune piste. Je me demande alors ce qu'ils sont devenus. Morts? Partis à l'étranger depuis longtemps? Ou simplement, de par leur mode de vie, totalement absents ou réfractaires aux réseaux électroniques, aux annuaires, aux répertoires? Ce petit jeu entretient la mémoire, aussi. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de remarquer, en les rencontrant par hasard, que j'ai gardé le souvenir de personnes qui m'avaient totalement oublié...

J'ai été frappé, lors d'une récente recherche de ce type, de constater que de nombreuses ex-connaissances n'avaient quasiment jamais déménagé. Plusieurs camarades d'enfance habitent encore à l'adresse à laquelle je les ai connus quand nous allions ensemble à l'école. Cela me paraît incroyable – j'ai moi-même déménagé une bonne quinzaine de fois. La première fois a été très douloureuse; un déplacement décidé de façon unilatérale par ma mère , qui nous a emmené tous deux loin de nos repères. De toute manière, nous occupions un logement de fonction et on nous avait demandé de le libérer. Ensuite, j'ai totalement idéalisé ce cadre initial. Il m'a fallu des années pour en prendre conscience. Et je jalousais mes camarades qui n'avaient pas eu ce malheur de devoir refaire leur vie ailleurs, dans un lieu où tout était déplaisant.

Or aujourd'hui je mesure ma chance d'avoir pu habiter différents endroits; villages, bourgades, villes. Même si, géographiquement, ces quelques lieux s'inscrivent dans un périmètre plutôt restreint. J'ai habité des appartements que j'avais choisis et d'autres, pas vraiment; certains charmants et d'autres que j'ai détestés; des chambres sans intérêt, dont une, orientée au Nord, donnant sur un carrefour. Le propriétaire? Un vieux con, qui m'avait reproché un soir de ne pas baisser mes stores, pour économiser le chauffage; reproché aussi de retirer mon courrier avec les doigts insérés dans la fente de la boîte aux lettres. Ce qui l'esquintait, d'après lui... 
Depuis quelques années, j'ai trouvé un lieu qui me plaît complètement et dès lors, la bougeotte – cette tentation permanente de consulter les listes d'appartements à louer, de refaire mes cartons, de trouver un meilleur logement – m'a quitté. Je me suis sédentarisé. Dans peu de temps, j'aurai passé dans ces quatre murs le plus grand nombre d'années consécutives – soit dix. Parfois malgré tout, j'ai un sursaut: ne suis-je pas en train de m'encroûter? Ne devrais-je pas me forcer à partir, renouveler un peu mon horizon? Mais ce n'est qu'une velléité. Car les avantages à rester ici sont sans doute bien plus nombreux que ceux que je pourrais éventuellement obtenir ailleurs. Car en l'espèce, on sait ce qu'on quitte, et on ignore ce qu'on trouvera. Et j'aurais beaucoup de peine à me passer des incessants jeux de lumière sur le lac et les montagnes, que je peux contempler chaque jour depuis mes fenêtres.

Je me suis donc sédentarisé par choix. On déménage, le temps passe, et l'on se retrouve avec en poche la même clé depuis plus de huit ans. Mais je repense à ces personnages du passé, qui n'ont pas bougé. A ce Jacky, ce Didier qui n'ont apparemment jamais eu qu'une seule adresse; qu'un seul toit. Et j'aimerais bien savoir comment on voit la vie, quand on n'a jamais dû ni voulu déménager, changer d'horizon. Quelle part de l'être cette sédentarité consolide-t-elle? En ressent-on une grande stabilité intérieure, qui vous met à l'abri d'angoisses, d'incertitudes? De peurs? A l'inverse, quelle autre part s'en trouve affaiblie, par rapport à des personnes plus nomades, par choix ou par obligation, et qui ont sans doute enrichi leur personnalité en ouvrant leurs fenêtres sur d'autres paysages? Aussi, je me demande si ces gens-là, ces sédentaires, voient toujours leur propre maison. Ne devient-elle pas transparente, une sorte d'évidence, de non-lieu, dans lequel ils vivent? Est-ce que cette maison ne finit pas par devenir un prolongement de soi-même? Comme l'est, d'ailleurs, la première maison où j'ai vécu et qui sera à jamais la mienne, à l'insu de son véritable propriétaire, et même si je l'ai quittée depuis plus de quarante ans. Je l'aime comme on aime une personne. A chaque fois que je vais faire un tour dans ses parages, comme j'en ressens parfois le besoin, c'est une retrouvaille intime, sans mots, sans gestes, dès que sa silhouette bienveillante apparaît au détour de la route. Elle demeure, en fait, la véritable adresse de mon cœur. 

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