Pendulaires de merde

Le métro arrive au Flon vers dix-huit heures. Les portes s'ouvrent, une variété de voyageurs embarquent, d'abord timidement et puis il y a comme une bourrée, un type avec une valise à roulettes entre rapidement et puis d'autres derrière lui, qui s'entassent tous dans l'espace entre les portières. Et parmi ce groupe, une dame d'une septantaine d'années, longs cheveux blancs, imper, lunettes. Mais quelque chose attire l'œil vers le bas de son corps, ses jambes: un pansement qui entoure son mollet droit. Elle est chaussée de ballerines brunes. Subitement elle braille contre le type à la valise à roulettes. Il l'a bousculée, il ne peut pas faire attention, ou quoi? Puis viennent des bordées d'injures: "Sale Français!" Mal éduqués, les Français. Autour, certains font semblant de rien; on croise quelques regards médusés, d'autres, réprobateurs. "Et vous vous excusez même pas!" Le type dit à voix basse: "Je n'ai même pas eu le temps..." "Sale Français! Race de merde! Rentrez chez vous, venez pas nous faire chier ici!" La vieille est furieuse, ça jette un froid. En tête de rame, une fille invisible tente de monter en symétrie sur la question du racisme, mais la vieille est trop haut dans la colère. Plus personne ne parle. Mais déjà le métro se tortille pour gagner la voie de gauche, car cette rame va rebrousser. Je me dis que si le train s'arrête brusquement, comme cela arrive, la vieille, qui ne se tient pas aux appuis, risque de tomber... Peut-être même devra-t-elle s'agripper au type qu'elle insulte. Elle aura l'air maline! Je profite de ce qu'elle se prépare à sortir pour la dévisager. Rien dans son aspect ne laisse présager une telle harpie. Sa jambe doit la faire souffrir. Un point de fragilité. Être dans la foule, ainsi handicapée, la terrorise. Alors la colère et l'invective deviennent des armes. Elle veut faire un vide autour d'elle. On marque l'arrêt souplement. Les portières s'ouvrent, tout le monde sort et envahit le quai étroit, le couloir sombre. Elle se met prudemment sur le côté, dans le recoin. Au moment où je passe, elle hurle dans mon dos: "Pendulaires de merde!"

Je monte dans le train de Genève, une place côté fenêtre. Un type vient s'installer en face de moi, à peu près mon âge, un peu ventru, lunettes. Baskets en textile noir. De l'autre côté du couloir, un beau brun s'affaire sur deux claviers, l'un de PC et l'autre de ce qui me paraît être un instrument de musique. Derrière lui, un groupe de trois personnes, deux filles dont je ne vois que les pieds, sous la banquette, et un type d'environ trente-cinq ou quarante ans, style business, en costard, qui me fait face dans la diagonale. Enfin, dans mon dos, derrière la cloison vitrée, un jeune gamer (probablement la tête dans des écouteurs), évoque à voix trop haute sa partie en cours avec un ami. Se plaint de lenteurs de connexion qui provoquent des phénomènes inhabituels dans le déroulement de son jeu. On subit donc une conversation totalement étrange, irréelle, inconcevable il y a vingt ou trente ans.

Comme le train se met en route, mon voisin passe quelques coups de fil. Le premier est professionnel, mais la la liaison est mauvaise. Il doit faire répéter la personne. Une conversation qu'il prend soin de crypter au maximum. Il dit, avec l'accent d'un Français: "Ecoute, tu me feras un vrai compte rendu tout à l'heure, OK?" avant de couper. Dehors, le chantier du nouveau viaduc de Renens défile de façon saccadée, dans une pénombre maussade et humide. Mon voisin brasse quelque papiers et se met à faire de ces petits bruits de bouche, de ceux qui vous vont tout de suite sur les nerfs. Comme on arrive à Ecublens, il passe un nouveau coup de fil. A sa femme, certainement, qu'il appelle "Amore" à chaque bout de phrase. Il lui rapporte sa brève conversation d'avec la fille de tout à l'heure, puis tans transition parle popote, d'un repas qu'il pourra "faire cuire" plus tard; il sera à la maison dans une heure, car il a dû prendre "le 18h40". Il quitte "Amore" pour revenir à ses papiers. Je le vois remplir un bulletin de vote (c'est vraiment le dernier moment!). Du matériel électoral genevois. J'essaie de loucher sur la liste qu'il est en train de modifier, je ne peux lire qu'un mot: "Libéraux". Un Genevois de droite, donc. Pas un Français. Il griffonne quelques noms assortis des numéros de candidats au stylo noir, au pied du bulletin, qu'il introduit prestement dans une enveloppe, dont il lèche consciencieusement le rabat (Genève ne fait pas payer le port pour le renvoi des votes par correspondance; en revanche, la République oblige ses votants à lécher des enveloppes, alors que nous autres Vaudois payons l'affranchissement, mais bénéficions d'enveloppes autoadhésives...) Je crains que ce devoir de citoyen ne provoque une nouvelle salve de bruits de bouche, pour faire passer le goût infect, douceâtre, de la gomme des enveloppes... Mais non.

Le jeune de derrière a dû abandonner sa partie, faute d'une connexion stable. Le beau brun aux sourcils qui se rejoignent est toujours dans ses claviers. Derrière lui, la fille invisible en Converses interroge le type au costard sur son travail. Il n'en a pas l'air ravi. Il souffle "Pffffff..." Cela fait déjà plusieurs années, il aimerait bien changer. Je l'imagine dans la finance, un cabinet d'audit, chez KPMG, chez Deloitte ou chez PwC... Un demi sourire s'installe sur son visage triangulaire, il a l'air nonchalant mais je n'aimerais pas le connaître, pas avoir affaire à lui... Puis, il passe à son tour un coup de fil anodin.

Plus tard dans la soirée, le train dans l'autre sens. Un de ces Régio d'après vingt-deux heures, qui s'arrêtent beaucoup et se remplissent dès l'aéroport des hordes d'easyjetteurs tentant de caser leurs valises ici et là, dans des voitures qui n'ont pas été pensées pour ça. On monte à l'étage, il y a peu de places libres. On avise deux sièges plus ou moins dégagés, où est installé un couple de quadras. Le type a sa valise sur les genoux, elle la serre entre la paroi et ses jambes. Pascal compatit, ces trains sont mal fichus, une petite conversation s'engage. A l'accent, on entend que ce sont deux Belges. Juste avant le départ, la voix énumère les prochains arrêts. La femme demande à son mari: "Je n'entends pas notre arrêt. C'est à Coppet qu'on doit descendre?". Ils vérifient. Non, c'est à Cornavin. On leur dit: Mais Cornavin, c'est ici! Il faut descendre! Mais le train repart déjà. Ils comprennent mal que le nom de leur gare ne soit écrit nulle part. Et c'est vrai: la gare de Genève s'appelle Cornavin pour tout le monde, sauf pour les CFF. Je consulte les horaires. Ils auront six minutes, à Coppet, pour reprendre le train dans l'autre sens.

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