Les jolis produits

Retour de Genève, l'autre soir. Dans le train vivement éclairé, deux femmes s'installent sur les banquettes voisines. Deux blondes. L'une, celle qui voyage dans le sens de marche, la cinquantaine; l'autre, en face, la quarantaine. Toutes deux vêtues de sombre. La plus âgée, qui porte les petites lunettes rectangulaires à la mode, vêtue d'une petite robe noire toute simple; sa voisine porte quelque chose d'un peu plus complexe. Une jupe. Des escarpins bicolores à talons, style Chanel. Sur le quai, quand je les ai remarquées, leurs tenues m'ont fait penser qu'elles revenaient d'un spectacle.
D'abord, je crois qu'elles s'expriment toutes deux dans une langue étrangère – du polonais, apparemment. Au bout d'un moment, je réalise que seule la petite robe noire parle ce langage; l'autre répond en français. Mais elle prononce parfois quelques paroles dans l'autre langue. Quand elle veut rester discrète, je suppose. Les gares passent. Nyon. Gland. Derrière la Polonaise, un homme chauve, en costume gris, se concentre sur son téléphone. Mais je ne me lasse pas d'observer ces voisines. La Polonaise a un maintien distingué, bien droite sur son siège, les jambes haut croisées, dans ma direction. Sa voisine est plus relâchée, légèrement tassée, tournée vers la vitre. Le train roule, je me sens fatigué. Le type derrière reste collé à son appareil, dont il ne cesse de toucher l'écran de ses doigts fins et bien dessinés. D'abord je pense qu'il chatte. Mais à la faveur du silence qui se fait lors de l'arrêt en gare de Gland, je comprends, aux sons discrètement émis par son appareil, qu'il est en train de jouer à Candy Crush. Or à ce moment, la conversation des voisines devient intelligible. La Polonaise commence des phrases dans sa langue, les termine en français. Je comprends qu'elles parlent argent; et que l'autre – qui doit travailler dans la finance – est en train de lui faire l'article pour des investissements, en assurant que les placements dont il est question sont de jolis produits, très bien structurés, très équilibrés. Qu'ils restent stables, mais dans une courbe irrémédiablement ascendante; un peu de ci, un peu de ça; rien de fou. Très raisonnables, ces produits. Il faudrait qu'elles se voient, qu'elle prenne le temps de bien tout lui expliquer. L'autre ne semble pas emballée. Dans une phrase en franco-polonais, elle fait allusion à un autre placement auquel elle a renoncé, car elle ne voulait pas jouer avec ça. Mais voici Morges. La banquière se lève. Elles s'embrassent. L'autre reste jusqu'à Lausanne, où l'attend une correspondance. Lorsque le train ralentit, elle passe une veste de tailleur beige. Derrière elle, le type range enfin son téléphone et se lève, les yeux complètement rouges.

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