Liste de présence

  • La vieille dame qui marche les pieds légèrement en dedans. Toujours en jupe et blazer, avec un sac à provisions. Cheveux blancs, permanentés à l'ancienne. N'a pas l'air heureuse. Croisée souvent le matin, lorsqu'elle monte chercher le journal 20 Minutes dans la boîte, en haut de la rue. Habite au-dessus du garage Renault.
  • La coiffeuse portugaise qui gare sa voiture japonaise devant sa vitrine. Ne me salue plus depuis longtemps. Croisée parfois le matin avec son fils d'une dizaine d'années.
  • Le gros gamin qui prend un mauvais chemin. Je me souviens de lui enfant. Me dévisageait parfois franchement. Doit avoir passé vingt ans maintenant. Conduit une voiture. S'habille vaguement yo. Me semble avoir de mauvaises fréquentations. M'ignore totalement.
  • La mère de famille de l'ex Yougoslavie, dont les enfants semblent partis. Cheveux noirs. Corps solide, légèrement empâté. Pieds nus dans des mules. Je ne la vois que sur son balcon, côté sud. S'occupe à des tâches ménagères. L'autre balcon, côté ouest, sert de débarras (comme d'ailleurs ceux de ses voisins). Deux vieilles lampes de chevet aux abat-jour bleu y prennent la poussière depuis plusieurs années. L'éclat de son téléviseur grand format brille tard la nuit à travers le double filtre des voilages et des lames d'un store.
  • La vieille dame du deuxième, qu'Alex avait baptisée "Miss Métronome", rapport à sa démarche oscillante. Elle est peut-être veuve, mais j'incline à la croire vieille fille. De plus en plus sourde; et délaissant son appareil. Semble ne plus sortir beaucoup depuis la mort de son chien Elvis, voici deux ans. On la croisait alors tard le soir, à l'heure du dernier pipi. Entretenait avec cet animal résigné et craintif un rapport ouvertement sado-masochiste; cela ne l'a pas empêchée de le pleurer. Dans l'immeuble depuis 1968. Elle en fut longtemps concierge. A l'époque où il fallait, m'a-t-elle dit un jour, "montrer patte blanche" pour habiter. Tempi passati...
  • Le patron du bistrot, qui aime ses grosses bagnoles. Hummer et une voiture de sport dont le moteur fait trembler les vitres. Quadragénaire. Chauve. Toujours bronzé. Air de tueur (un soir, je l'ai vu menacer quelqu'un tout à fait sérieusement.) N'a jamais remonté l'enseigne de son établissement sur l'avenue. Pas besoin de publicité: le café n'est fréquenté que par des compatriotes masculins. Seule présence féminine: une serveuse, engagée depuis peu. Semble avoir ouvert un vidéo-kiosque dans un autre quartier.
  • Le voisin du quatrième, qui faisait chaque année pousser cinq ou six plants de cannabis sur son balcon, ne jardine plus. Je le croise parfois place de la Riponne. Maigre. Pâle. Mauvaise peau. Il y a longtemps, je l'avais engueulé pour une histoire de machine à laver. Depuis, c'est resté entre nous. Ne me salue que lorsque nous sommes face à face. Le temps passe très lentement quand nous prenons l'ascenseur ensemble. Dans la rue, démarche d'automate, regarde ses pieds. Semble n'avoir jamais retrouvé de copine depuis le départ de la fille dont le nom demeure, depuis toutes ces années, sur la sonnette. J'en déduis que le bail est resté à son nom à elle.
  • La vieille chouette, son mari et leur fils, qui lavent le trottoir à grande eau. Sont propriétaires de plusieurs immeubles, souvent en travaux, sans doute pour des raisons fiscales. Chaque vendredi ou presque, aspergent les murets, leurs place de stationnement privative, plantes,  porches, boîtes aux lettres avec un jet monté au bout d'un long flexible jaune. S'y mettent à trois, chaussés de godillots ou de sandales Crocs, de grosses chaussettes en laine. Le fils, dégarni, la cinquantaine; les parents approchent les huitante. Je les soupçonne fortement d'être obsessionnels et très âpres au gain.
  • La voisine du quatrième, qui n'a jamais perdu son accent suisse-allemand. Habite l'immeuble depuis 1956. A septante-sept ans. Les cheveux immuablement blonds et crêpés, à la mode des années soixante. Aurait bien aimé visiter mon appartement quand je m'y suis installé.  A un jour tenu mordicus à me rembourser vingt centimes, quand je lui avais emprunté sa carte de lessive, rendue avec une pièce de deux francs. Je peux dire si elle a pris l'ascenseur grâce à son eau de toilette au muguet. Le jour où elle fait la lessive, on la croise, hirsute, dans l'escalier. Possède une paire de vieux mocassins blancs dévolus à cette seule activité, qu'elle laisse sur le paillasson tant que ses affaires à la buanderie ne sont pas terminées.
  • Le kiosquier italien chaussé de sandales Birkenstock, qui avait l'habitude de regarder un vieux téléviseur placé dans un coin de son échoppe, a dû se rabattre sur son arrière-boutique, en raison d'une demande aberrante de Billag. La société d'encaissement de la redevance menaçait d'augmenter drastiquement la facture de son kiosque, considérant qu'il diffusait des émissions dans un lieu public. Pour faire bon poids, s'est fait braquer, à la même période. Depuis, semble avoir abdiqué. Reclus dans l'obscurité de son arrière boutique, où une chaise pivotante à accoudoirs voit son dossier renforcé, par des sangles, d'une méchante plaque de bois. On dirait un siège de chambre de torture. Il doit avoir mal au dos. Ce fauteuil fait face au téléviseur, désormais confiné dans cette pièce dont la fenêtre, munie de barreaux, diffuse la rare lumière grise d'un fond de cour. La plupart des rayonnages du kiosque sont vides; un congélateur à glaces débranché reste là. Divers objets prennent la poussière dans la vitrine.
  • Le patron de l'épicerie, qui est également livreur pour une boîte de distribution de médicaments. Un Tamoul jovial, toujours de bonne humeur, comme d'ailleurs son épouse rieuse. Un rire barrière, derrière lequel elle se protège de la bêtise, de l'agressivité ou du sans-gêne de la clientèle; mais son rire reste frais et agréable. Le patron, donc, s'entoure de divers compatriotes et même de ses enfants, qui tiennent la caisse de ce dépanneur bien commode. Il ne rejette pas certains personnages qui ont tendance à stagner dans sa boutique, le soir. Et qui sentent le clochard. Il a bon cœur. Me tutoie et me vouvoie dans la même phrase. M'avait un jour vendu une boîte de margarine entamée; il en manquait la valeur d'un cube. Je l'avais jetée, vaguement dégoûté. Le lendemain, je lui en parle. Il rit: c'était sa propre boîte, qu'il avait rangée dans le frigo du magasin. Depuis, il a équipé l'arrière-boutique d'un réfrigérateur privé. Contrôle désormais systématiquement l'intégrité de chaque boîte de margarine que je lui achète: c'est devenu un rite, un sujet de plaisanterie récurrent entre nous.
  • Le beauf à cheveux gris et catogan, qui l'été fait presque chaque soir le barbecue sur son balcon. Style: à torse poil sous son tablier. Semble de moins en moins présent. Les plantes du balcon ont disparu. Est peut-être retraité; peut-être rentier AI? Habite peut-être un bungalow aux Canaries. Je ne sais pas.
  • Mon voisin du dessous, qui travaille au services sociaux. Trentaine bien tassée, chemises à carreaux, petites lunettes. Grand et poilu, je l'ai croisé un jour en short dans l'escalier. Vit à peu près aux mêmes horaires que moi. Tient ses stores presque toujours fermés. N'est pas là en permanence. Je le croise parfois le matin en partant au travail. Lui en revanche regagne son appartement. Je suppose qu'il a passé la nuit chez son amie. Qu'il vient changer de vêtements. Ils vivent séparément mais une nuit, voici plusieurs années, je les ai entendus jouir de manière parfaitement synchrone, au-dessous de ma chambre. J'avais envie d'applaudir, de crier bravo! A l'habitude de se moucher fortement sous la douche, le matin. 
  • Le type de petite taille, au visage gravement brûlé. Parfois devant l'épicerie. Parfois sur son balcon, au premier étage, au-dessus du magasin dont l'enseigne change tout le temps. Un balcon envahi de fatras décoratif, plantes, cages d'oiseaux.
Portés disparus 
  • La vieille dame qui sentait mauvais, avec son vieux chien blanc. Un chien comme Belle, de Belle et Sébastien. Marchait toujours infiniment lentement, dans des vêtements en loques. Jupe. Bas épais. De grosses bottes avachies, réparées à l'adhésif, qu'elle portait même à la belle saison. Vivait dans l'immeuble blanc vaguement heimatstil, vers l'arrêt de bus.  
  • La petite souris du cinquième, qui ne m'a adressé la parole que quand elle a commencé à perdre la tête. Elle était paniquée, ne savait plus à quel étage elle se trouvait. M'avait tendu son sac à main pour que j'y trouve les clés et que j'ouvre son appartement, à la porte garnie de plusieurs serrures de sécurité. Auparavant, aurait préféré se faire hara-kiri plutôt que de me parler. Elle faisait sécher ses lessives au sous-sol. Je me souviens d'attendrissants petits chaussons en éponge rose. Grande et maigre, devait avoir froid aux pieds, même au lit dont les draps avaient la même couleur tendre. Les derniers mois, laissait son téléviseur branché jour et nuit, le son au maximum, sur une chaîne italienne – fenêtres grandes ouvertes. Son voisin a failli perdre les nerfs. Les services sociaux s'en sont mêlés. "Elle est bien mieux en institution", m'a assuré la personne qui débarrassait son appartement.
  • Le gros type à longs cheveux noirs ramenés en queue de cheval, la quarantaine, qui louait l'appartement avec terrasse, tout en haut de l'immeuble voisin. Avait deux filles adolescentes, de style gothique. Et un chat.  Sur le balcon où il n'allaient plus, un amoncellement de sacs à ordures et d'autres déchets. Les stores étaient baissés en permanence. Doit avoir été viré.
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