Ralentissement

Rajouter dix minutes à mon temps habituel aux 20 km de Lausanne? J'avais l'excuse de sortir d'une semaine de gastroentérite post pascalo-berlinoise. La veille encore, je n'étais pas certain de prendre le départ; au matin de la course, je m'en sentais la force. Mais au rond-point de Bellerive déjà, je voyais les épaules du Poulet danser dans la foule: il m'avait déjà pris une dizaine de mètres, à un petit kilomètre du départ. J'ai couru avec les forces que j'avais, mon but étant de terminer. On m'a félicité de l'avoir fait. L'exploit n'était pas tellement sportif; plutôt la prouesse d'un convalescent. Mais samedi à Berne, je n'avais pas l'excuse de la gastroentérite. Comment alors expliquer qu'ici aussi, mon chrono ait été supérieur de neuf minutes à celui de 2009 (le dernier officiellement mesuré, puisqu'en 2011 j'avais oublié ma puce au vestiaire et n'avais donc pas été classé)? 
Samedi donc, je me sentais en forme. Deux heures avant la course, le temps était gris, venteux. Idéal en fait. Une heure avant le départ, le ciel était dégagé. Le soleil pointait quelques rayons dans la ramure des platanes qui fait une voûte au-dessus de l'avenue. Juste avant le départ, je bavarde avec Guignard, qui me demande mon objectif. Je réponds bravament: 1h20... Coup de pistolet pour notre bloc. On s'élance sous le tunnel de verdure, sous les cris de la foule. Voici le carrefour et déjà la descente vers la Fosse aux ours, les gens qui vocifèrent, les enfants qui tendent leurs mains. Je me tiens au milieu de la route, je ne veux de contact avec personne; la clameur du public est atténuée par mes écouteurs qui diffusent une musique connue. Nous voilà sur les pavés de la vieille ville qui brillent sous le soleil bien installé. Sur les trottoirs, des groupes s'animent subitement, au passage d'une connaissance. Voici déjà les bords de l'Aare, le quartier alternatif, ses terrasses. J'ai trouvé ma vitesse de croisière, plutôt lente, dans le sillage d'une menue quinquagénaire blonde dont je ne vois jamais le visage. Que la nuque. Tour du quartier du Marzili, la chaleur s'accentue. Je pense à la rivière, que notre parcours coupe quatre fois. En la traversant au Dalmazibrücke, j'espère en capter la fraîcheur... Le cortège longe la rive droite maintenant, dans le silence, la concentration. Tout le monde pense peut-être à la montée à travers bois, qui s'approche à chaque foulée. A l'orée de la forêt et de sa pente, je me dis qu'au moins, sous les arbres, on sera à l'ombre. D'abord le sentier est pavé; puis à mi-pente, c'est la terre battue. Je suis lent. On sort enfin du bois. Voici le quartier rupin des ambassades, sa verdure, ses portails. Un peu de descente, avec le soleil aveuglant. Je n'ai pas de casquette. J'essaie de trouver l'ombre, si possible. Je me trouve encore plus lent. Je lutte contre l'idée d'abandonner, qui me saisit parfois lorsqu'il faut résister à l'appel d'une pelouse bien verte, qui vous appelle silencieusement au passage: Viens! Viens te coucher dans l'herbe! Et merde pour cette course! Où alors, au moment de franchir le dixième kilomètre, le panneau me dit: Tu en as fait dix, c'est déjà bien! Tu sors là, tu demandes l'heure à quelqu'un, comme ça tu connais ton temps pour dix bornes... A Lausanne, le panneau des 10 km me tenait déjà ce petit discours vicieux.
Virage à gauche à la sortie du pont Monbijou. C'est la partie la plus dure de la course. La plus ingrate. La plus lente aussi. Quartier résidentiel, verdoyant. Aux fenêtres, des aînés appuyés sur de petits coussins. Un gamin débile s'amuse à jeter des verres d'eau sur les coureurs. Je reste à l'ombre provisoire d'un mur, elle ne dure pas, il faut tourner à nouveau. Un faux-plat. Un jet d'eau branché sur une borne hydrante. La fraîcheur des gouttes provoque un sursaut. Nouveau ravitaillement: je m'y arrête, ce qui est une mauvaise idée: repartir sera d'autant plus pénible. Je bois l'entier du gobelet. Je suis déshydraté. Sec. Et je n'ai pas de force. Je traverse Eigerplatz sans la voir, je redoute déjà la montée vers la Place Fédérale. La voici derrière nous, qui foulons maintenant le tapis bleu qui coupe l'esplanade en diagonale. Le soleil se maintient, robuste, au-dessus de la capitale. Les cloches de la cathédrale sonnent, quelle heure est-il? Je me dis qu'il ne reste que la pente ultime mais redoutée de l'Aargauer Stalden. Nouveau tour d'honneur dans la vieille ville. Les flash des photographes, près des fontaines historiques. Ne pas regarder les pavés. Regarder devant soi, ouvrir les poumons. Respirer. Le pont noyé de foule passé, la montée commence, le passage se resserre. Ravitaillement. Nouvel arrêt. Boire. Repartir. Continuer de monter vers le dernier bout droit, le dernier kilomètre. Je retrouve un peu d'énergie. Un peu de vitesse. Je bénis les saules qui projettent leur ombre protectrice sur le cortège. Dernier virage: le portique est au bout. La foule frappe sur les barrières, rythmant le pas des coureurs. On crie mon nom: c'est Pascal. Des fous sprintent. C'est fini.
Six minutes de plus que mon temps-cible. Et douze minutes de plus qu'il y a dix ans. Je ne sais pas ce qu'il faut penser. Ais-je passé un cap? Suis-je simplement moins bien entraîné? Simplement plus vieux? Probablement, un peu de tout ceci.

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