Chez Casino
Je t'ai croisée ce soir au supermarché. Tu arrivais à la caisse, avec tes côtelettes de porc, ta petite fille à la main, au moment où j'entrais. Comme toujours tu m'as parlé. Parlé, parlé, parlé. Nous étions là plantés sous la lumière violente des rampes néons, qui se reflétait sur le cellophane des boîtes de chocolat et des jouets empilés. Et tu me parlais. Et moi je regardais ton visage; ces valises qui alourdissent tes yeux, maintenant.
Chaque fois que je te rencontre je me souviens de cette photo. Tu travaillais seule, derrière cet étrange rideau de lourdes franges en plastique; moi, de l'autre côté, avec les autres. On ne savait pas encore ce qu'était un e-mail, mais j'avais trouvé un truc pour afficher des messages à distance, sur les écrans des autres. Alors parfois, le soir, je t'écrivais
"Dieu te voit!"
Et ce soir tu me parlais, et moi je t'observais. Tu sais, je sais tout. Ce que tu as vécu, même si tu ne m'en as jamais rien dit toi-même. Je le sais de seconde main, car certaines fois, A. ne savait plus quoi faire avec ça, avec ton histoire, alors elle me l'a racontée. Bon, tu as fait le choix de continuer. De ne pas te battre. Pourquoi? Avec l'idée de faire revivre ces jours où vous vous promeniez main dans la main, seuls au monde, sans enfants, avec celui que tu n'appelais alors jamais autrement que "l'homme de ta vie"? Je vous avais croisé un soir, par hasard, sur les quais de Lutry, vers 1993. Tu portais une jupe incroyable, faite de bandelettes de tissu sombre. Tu étais légère comme ton babil.
j'attendais quelques secondes... et j'adorais t'entendre hurler, de rire et un peu de peur, derrière ton rideau de poissonnerie.
Tu as peut-être fait le choix de l'autruche, mais qui suis-je pour en juger? Je ne peux m'empêcher de voir dans ton discours qui coule d'abondance à chacune de nos rencontres, un mur de mots qui essaie de capter les oreilles, de distraire l'attention de l'essentiel, qui serait peut-être cet état des choses - qu'il ne faut pas, sous aucun prétexte, nommer gâchis.