Juillet 66


Une fin d'après-midi, tu décides de passer en ville. Lulu a rendez-vous chez son médecin, elle ne t'accompagne pas. Il ne fait pas beau ce jour-là, le vent bouleverse un ciel de passage qui tire des voiles gris au-dessus des rues. Peut-être que tu marches jusqu'au terminus du 9 à Prilly-Eglise? Ou alors tu prends un train à Renens; et te voilà dans la Ficelle: tu t'assieds sur l'un des sièges isolés et tu regardes défiler les publicités lumineuses du tunnel. Tu cours pour ne pas manquer l'ascenseur dont la cloche sonne, sous le panneau lumineux "Attention - Départ"; les lourdes portes se referment dans un claquement; on entend le bruit des ventilateurs et les gens regardent leur montre ou leurs chaussures. Ton bras nu sue sous l'anse de ton gros sac à main. A la Placette, tu erres dans les rayons qui sentent le grand magasin. Devant toi, une femme en tailleur à chapeau et gants, un peu raide sur les marches des escalators. Les soldes. Un léger fond musical à base d'orgue Hammond. Tu regardes distraitement une petite robe à carreaux blancs et fuchsia et tout à coup, tu as trop chaud: une nausée subite, le magasin te pèse, tu rejoins rapidement la sortie Saint-Jean. C'est la seconde fois ce jour-là que tu te sens mal. A midi, tu étais à la cafétéria et Madame Zai, qui a rempli ton assiette, a tout de suite compris... Tu redescends le Petit-Chêne, tes sandalettes neuves te blessent un peu. Tu t'arrêtes au Buffet pour boire un quart Henniez. Voie 7, l'omnibus arrive, les freins sifflent, tu plisses les yeux dans une grimace. Le wagon sent la vieille fumée, la moleskine chaude. Tu peines à ouvrir la fenêtre. Un coup de sifflet, une porte qu'on claque, puis le défilé des immeubles, des poteaux, et un brusque tremblement de tout l'attelage quand vous croisez un autre train. Passent les abattoirs, les gazomètres de Malley, puis revoilà Renens, l'atelier de chromage dur, la cheminée de brique de la Cupra, les usines, le bitume, puis les vieilles gares de Bussigny et de Vufflens. Ce soir tu ne mangeras rien. Samedi matin, il faudra aller au salon-lavoir et l'après-midi, s'il fait beau, peut-être l'accompagner à la piscine, avec tes lunettes de soleil en forme de coeur.
Le nouveau monde - et puis l'ancien - veulent arrêter la guerre
On pourrait croire qu'arrive enfin un nouveau millénaire
(Julien Baer)

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