Mlle Grob


Dois-je vous rappeler une nouvelle fois mon nom? Est-ce que vous ferez semblant de ne pas vous en souvenir, comme vous l'aviez fait lors de notre rencontre, il y a plus de 25 ans? Mais bon, un oubli paraîtrait plus compréhensible aujourd'hui que cet après-midi là, au Buffet de la gare. Je vous avais trouvée assise sur la banquette de moleskine verte. Dans votre dos, les serveurs noirs et blancs glissaient le long du comptoir dans leurs mocassins de cuir. Les crachements réguliers de la machine à café, le martèlement des bouteilles posées sur le zinc, le bruit mécanique de la grosse caisse enregistreuse... Je me souviens de ces détails, mais l'essentiel m'échappe: quelle avait été, au fond, ma motivation à vous retrouver, à vous revoir? Je crois que je voulais simplement vous prouver que je n'étais plus un enfant, une petite chose faiblarde à laquelle on peut dicter sa loi. Que vous ne pourriez plus, par exemple, m'enfermer à la cave. Là, c'était dit. Votre réaction à ces mots, je ne l'ai pas comprise sur le moment, mais bien après. En fait, vous aviez peur. Peur. Vous risquiez peut-être votre poste d'institutrice. Il y avait donc un enjeu à me rejoindre, cet après-midi d'été, car vous saviez que je vous avais traquée, comme un détective, me faisant passer pour un agent d'assurance auprès d'une parente pour obtenir votre numéro. "Je n'ai jamais mis un élève à la cave". Votre réponse m'avait sidéré, car je vous ai d'abord crue! J'avais pensé que ce détail suffirait à faire ressurgir mon souvenir dans votre mémoire, mieux que mon seul nom. Vous aviez donc choisi le déni. La mémoire qui flanche. Alors ce n'était pas vous, qui m'aviez pris par la main, ce n'était pas avec vous que j'avais descendu l'escalier des toilettes, pas vous qui aviez ouvert la porte sur cet autre escalier, noir et frais, d'où montait un relent de mazout, de salpêtre? Pas vous qui aviez refermé cette même porte derrière vous, me laissant dans l'obscurité et la crainte? Alors il devait s'agir de deux autres personnes...
Vous aviez peur que, plus de dix ans après ces faits, remontent de cette cave des menaces indisctinctes, à même de compromettre la sécurité de votre emploi... C'est probable. Je pense qu'au fond, j'aurais bien aimé savoir ce qui vous avait traversé la tête ce jour-là. Etait-ce de savoir que la cave était la punition préférée de mon père, qui vous avait fait vous sentir autorisée à agir de la sorte? J'aurais bien aimé que vous me disiez ce qui faisait qu'avec moi, vous vous sentiez libre de franchir - à peine, mais franchir malgré tout - la limite du raisonnable... Je ne le saurai jamais et en fait, je m'en fous complètement. Vous étiez jeune à l'époque. Vingt ans, pas plus. Le jour de notre rencontre, déjà moins jeune. La peau moins fraîche, la cervelle heureusement un peu plus lestée. Tant mieux pour vous. Mon seul regret, c'est de vous avoir offert, ce jour-là, cette grande rose baccarat, qui m'avait coûté, je crois bien, 12 francs au fleuriste de la gare. Ce cadeau vous avait visiblement embarrassée. Tant mieux, au fond.

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