La prophétie


Vers le parc, quelques grosses gouttes humectent le macadam - je lève la tête, le ciel est plus clair vers l'ouest, fausse alerte. Foulée rapide, légère, comme toujours après quelques temps sans courir... J'avance. Vision brève et panoramique du souterrain du rond-point de Prilly. Au sol du petit raccourci (celui qui permet de couper derrière la station Tamoil), le bitume est blanc de graines tombées d'un arbre - un tilleul, probablement. Rue des Alpes; rue de l'Industrie, petit tumulte de la Mèbre dans sa fosse, sous un écheveau de câbles électriques noirs et gris, près de quelques tours éparses. Un Yougoslave à bedaine arrose son jardin orné d'une parabole. Un jeune type fume en marchant, l'air malade, la peau du visage rougie. Avenue du 14-Avril, des palissades jaunes, et par dessus, des grues, des machines: le chantier du centre de Renens. La montée commence, je garde le rythme. Les voitures dévalent la rue de Lausanne. Un peu plus haut, on passe une frontière invisible. Je me souviens l'avoir clairement ressentie un après-midi où il faisait beau. J'habitais encore aux Boveresses, j'étais descendu du bus ici-même, et cette ligne de démarcation m'avait alors frappée. Avant Florissant, une odeur de foin coupé. Le talus fauché révèle quelques détritus. La forme surdimensionnée, trapue et grise du dépôt des bus. Je pense à Michelle. Une camionnette me klaxonne. Peut-être quelqu'un que je connais? Voici les fenêtres éclairées des usines Bobst; en face, la masse brune et haubannée de la patinoire. De ce dos d'âne s'ouvre une perspective sur le carrefour du Galicien, où clignote l'enseigne lointaine d'une pharmacie. Je passe au rouge, une voiture tourne, j'accélère brusquement et cela me donne un bref sentiment de puissance. J'aimerais si possible courir encore lorsque mon âge commencera par sept. Arrivé au viaduc, je prends le chemin de Renens. Les fenêtres régulières du central téléphonique de Valency. Plus loin flotte un parfum trop fort de lessive. Sur les trottoirs, des femmes voilées, des hommes à barbe, et les lumières vertes du bar à café, près de la mosquée de Prélaz.
[Je reste là pour connaître la fin de cette mutation longtemps pressentie. Pour être là le jour où quelque chose poussera au lieu des friches de Malley, au lieu des usines Bobst. Jusqu'à ce que cela advienne.]

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