Abstraction / Distraction


J'arrive à Bel-Air au même moment que le bus 9. Je monte par la porte arrière, je m'installe tout au fond, là où il faut monter quelques marches pour prendre place sur les sièges situés au-dessus du moteur. Mais je n'entends pas grand chose du sifflement de l'engin puisque je porte mes écouteurs. A ma gauche, les oreilles d'un type plutôt grand, la trentaine, débordent également des deux fils blancs identiques, qui les relient à un iPod. En face, de l'autre côté de la porte, une fille a également connecté ses oreilles à un iPhone, celui-ci enserré dans une coque style alu, sur lequel elle pianote avec des ongles french manicurés dans les mêmes tons clinquants. Au bout d'un moment, je remarque que mon audition est perturbée par une autre musique. A ma droite, un type fuyant, tourné vers la glace et engoncé dans un épais anorak, ceint d'une multitude de sacs, cheveux crépus, peau très foncée. Un Tamoul probablement, les oreilles sous un casque aux cordons orange vif, reliées à un appareil dont le haut-parleur, qui n'est pas coupé, diffuse pour tout le monde. C'est agaçant. Des gens le foudroient du regard, mais il est ailleurs. Je descends à Saint-Paul, m'engouffre dans la Migros, remplis rapidement un panier, sans m'arrêter, tandis que les morceaux se succèdent dans mes oreilles. Je coupe le flux de musique le temps de passer à la caisse, de ranger les provisions. Je le relance avant de quitter le magasin. La musique me suit jusque chez moi. Donc nous choisissons désormais tous notre bande son. Elle nous suit dans nos déplacements, elle couvre le vacarme du trafic, les multiples bruits des transports publics (sempiternelles annonces des arrêts, ronflements du compresseur, de l'air comprimé, cris des enfants, conversations oiseuses de voisins imposés). Mais la permanence de la musique ainsi écoutée contribue à l'abstraction, elle impose un rythme qui lui est propre à des actions totalement étrangères, qui deviennent indistinctes — presque inconscientes. Passer du bus au train, changer de ville, d'un morceau de musique à l'autre: le voyage s'en trouve racourci, quasiment abstrait. D'autre part, la Toile abolit les distances et le temps d'isolement de l'individu occidental, je veux dire: le temps où nous sommes injoignables, seuls. Car désormais, grâce au WiFi, au 3G, nous sommes presque toujours en ligne, reliés en permanence aux autres, mais à distance. Et donc toujours moins présents à notre entourage... Les voyages, les déplacements que nous devons encore faire pour porter notre corps d'un point à un autre nous apparaissent alors comme des nécessités désuètes, ennuyeuses, durant lesquelles nous occupons notre ouïe — voire, durant les longs voyages, nos yeux également, mobilisés par des films, des jeux vidéo. Probablement que ces médias ne seront bientôt plus nécessaires, quand des lunettes nous permettront de voir ce que nous voulons, où nous voulons. Pour s'affranchir, plus encore, de la réalité obligatoire.

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