Now I see the sun


On arrive peu après 3 heures du matin. Au vestiaire, les rangées de cintres vides font comprendre dès l’entrée que la boîte sera déserte pour un certain temps encore. On erre une heure entre la mezzanine et la piste, dont les fumigènes tentent de masquer l’aspect dépeuplé. Enfin, j’adresse un signe à Pascal quand Michael K. monte aux platines. Dès lors, toutes les attentes déçues de la première partie de cette soirée galvaudée (la Black) sont instantanément comblées. On prend ce qu’il faut et dix minutes plus tard, débute un voyage musical délirant. Je suis entre le podium central et l’estrade du DJ et je ferme les yeux pour mieux me laisser porter par le son. Alors, derrière mes paupières, s’allume un double vortex graphique fait d’aplats de couleurs vives, brun, orange, rouge, vert, dans le style publicitaire du début des années 70. Séparées par des bordures noires, ces molles lames colorées convergent au centre de ma vision, telles des vagues dans lesquelles nager. J’ai une vision brève de la plage d’Ibiza et je suppose qu’à ce moment-là, je fais le mouvement de la brasse. Puis le son change et s’oriente vers des tons plus hivernaux. J’ouvre les yeux et le côté dérisoire de lieu, les déchets sur le sol de béton nu, les autres personnages qui s’agitent autour de moi me saisit. Alors, je revois la plage de Cala Lenya sous un ciel gris. Puis c’est comme si les cloisons disparaissaient, si la musique se taisait: le club cesse d’exister et je me retrouve seul, dansant dans l’air froid du dehors. Je vois la Pfingstweidstrasse, les barrières rouges et blanches, le grand chantier de la tour Coop. Cette rêverie prend fin quand résonnent une succession de sons nets et clairs; ils proviennent, je crois, de cloches tubulaires, en verre de couleur verdâtre, un verre très solide, qu’un musicien frappe fort. J’ouvre les yeux. Face à moi, sur le podium, une fille blonde s’accroche au pole métallique. Ses paupières tombantes me rappellent furtivement Josette, au temps où on l’appelait Chouchou. Me revient en mémoire cet après-midi maussade où nous étions allés, avec la Renault 16, à la cafétéria de la Placette de Monthey. Pour une raison mystérieuse, la couleur vert tilleul et la forme de cakes des éléments du décor étaient restées, dans ma mémoire, associées à son prénom…
Plus tard, Mental-X reprend les platines dans son registre un peu plus trance. Alors il devient clair que pour les prochaines heures, la poursuite du voyage est assurée. Je me tiens sur les marches près du bar lorsqu’il lance un morceau d’une mélancolie absolue, qui me projette curieusement dans la plaine du Rhône, vers le Bouveret peut-être, en un lieu élevé d’où la vue porte sur la moitié du lac. Et ces sons me font penser aux tonalités du téléphone, au temps des communications imprécises, des sonneries enrouées ou étouffées, de la friture, des cliquetis, au temps des numéros à cinq ou six chiffres. Ils font comme des vagues qui s’éloignent, sur ce réseau, vers Lausanne, vers le Plateau, puis reviennent, modulés, avec une telle mélancolie que mes paupières s’épaississent brièvement de larmes. Et plus tard encore, alors que je suis redescendu sur la piste, mes oreilles distinguent, derrière un remix incroyable de Shout (Tears for fears — où la voix de Curt Smith, ralentie, isolée, flotte sur une nappe insaisissable), le moulinet musical de l’intro de See the sun (Matt Darey), ceci dans un mix absolument maîtrisé. Et voilà qu’à nouveau, ces sonorités me touchent profondément et que je sens mes paupières se gonfler. D’abord je cherche à comprendre, je me demande pourquoi ces larmes; puis je lâche prise, je laisse le champ libre à cette émotion, puisque c’est celle qui se présente, ce soir. Je fais attention que ça ne se voie pas, car je pense bien que ce n’est pas vraiment le lieu; mais je n’ai pas envie de résister, et donc je pleure vraiment, eh oui ; alors je baisse la tête, en continuant de danser. Mais Christophe, qui est en face de moi, s’aperçoit que je suis bouleversé. Il me prend le visage entre ses mains, mais je garde les yeux clos, il me demande si ça va, en réponse je forme un sourire factice, sans rouvrir les paupières, et je me laisser aller, je pleure encore, tout doucement, et c’est bon.



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