Demain


Même apparemment lointaine, cette ligne d'horizon où le soleil s'engouffrera capte régulièrement le regard. Un jour, on aura marché jusque tout là-bas. Là-bas, c'est l'EMS, que le Poulet voit bien au détour d'un petit chemin, dans les collines qui surplombent le lac au-dessus de Chexbres. Celui que Denis situe plutôt vers les cerisiers, à Saint-Livres. C'est finalement celui que l'on imagine n'importe où, à condition d'y aller tous ensemble. On y jouera aux cartes toute l'après-midi, si possible en fumant des joints. Moyennant une discrète rémunération (prise sur notre AVS), un garçon de plonge — Monsieur Alvarez — nous fistera discrètement, avec ses gants de vaisselle jaunes, l'après-midi dans l'office. Par exemple. Ces plaisanteries récurrentes sont bien sûr une manière d'apprivoiser cet avenir antipathique. Elles trahissent l'angoisse du temps qui passe, d'un futur sans plaisir, marqué par la disparition des jeux de séduction, qui auront charpenté nos existences des décennies durant. Car le home médicalisé, tel que nous le connaissons aujourd'hui, n'a rien de réjouissant. Alors il nous plaît de rêver qu'au jour où nous devrons nous y rendre, ces endroits seront adaptés à nos besoins, aux modes de vie que nous aurons eus. On ne peut pas s'imaginer, aujourd'hui, entourés de Bidochon fans de foot, livrés aux mains fermes et sans amour de jeunes femmes, déférentes mais distantes, qui laveront nos fesses flétries, nos tatouages détendus et décolorés, tout en rêvant de sortir le soir. Et nous? Au lit? Ou alors devant internet? la télévision? ce qui en tiendra lieu? Non, on ne veut pas de ça. On préfère imaginer des sorties. Oui, des rave parties pour le quatrième âge, qui feront probablement l'objet de reportages amusants pour les trentenaires des années 2040. Alors, les drogues récréatives légalisées, signées Novartis, Sandoz ou Glaxo, seront si sophistiquées qu'elles procureront des effets programmables: on organisera donc des soirées à thèmes (j'invente: "QHS en folie" ou "hôpital SM" ou "pots de chambre"), où cette chimie, combinée à nos équipements de réalité augmentée, concourra à nous faire oublier notre sort, à nous voir tels que nous ne serons pas. Ces soirées commenceront plus tôt qu'aujourd'hui, vers 21 heures par exemple. Car nous serons plus vite fatigués, malgré tout. L'âge, c'est l'âge, que voulez-vous! De retour dans nos chambres, vers 2 heures du matin, nous entrerons le code "Do not disturb" dans l'ordinateur de la maison. Lorsqu'ils viendront nous réveiller vers 15 heures, le dimanche après-midi, les jeunes infirmiers de permanence nous serviront du café ou du thé, avec un cocktail Xanax + 5HTP. Ce sera bien. Ensuite, on ira au spa. Et après, au paradis. Si on veut.

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