Vevey


Je pars trop tard, le bus tarde, s'englue dans le trafic devant la gare. Je rate le train. Le prochain est un S, du modèle "Flirt", ultramoderne. Il se remplit. On part. Le jour tombe, les fenêtres virent au bleu sombre. Y défilent des murs, des façades, des lumières furtives. Puis les quartiers résidentiels de l'est, au tissu toujours plus lâche. Puis des vignes, la route qui longe la voie. Le lac. Il n'y a plus de cloison entre les voitures; aussi voit-on, au plafond, l'enfilade des écrans lumineux qui affichent simuntanément, en lettres orangées, la destination du train et le nom de la prochaine station. Ainsi s'égrène le chapelet de haltes rustiques qui nous séparent de Vevey. Passé Saint-Saphorin, ces cinq lettres finissent par s'afficher. Et nous sommes là, assis, silencieux, sous les néons, avec nos casques de baladeurs, des PC ou des journaux gratuits sur les genoux, des téléphones portables à l'oreille, tandis que ces écrans répètent, chaque dix mètres, comme une mise en abîme, ce curieux mot: "Vevey". Cette succession de lettres m'a toujours parue étrange, un peu fascinante. Mes yeux lisent et relisent ce toponyme et cette curieuse impression d'irréalité (qui vous prend lorsque vous lisez, vous décortiquez trop longtemps un même mot) a fini par me saisir. Je me souviens que j'ai vécu huit ans à Vevey et qu'un jour, arrivant dans la gare, je m'étais dit: "Je vis à Vevey"; et cela m'avait alors semblé aussi irréel que le nom de cette ville. Vevey. Comment le Vibiscum des Romains a-t-il pu s'altérer de la sorte pour donner ce mot qu'inconsciemment, je m'en rends compte aujourd'hui, j'ai relié à notre voisine, notre voisine de quand j'étais tout petit, lui conférant l'odeur corporelle toujours douteuse qui entourait et restait dans le sillage de Mme Cevey?
Gare de Vevey. Flot de voyageurs dans le passage souterrain. Le buffet express, où l'on avait un jour attendu le train avec ma mère et Marta, alors que l'on venait de m'opérer et que je ne tenais pas debout. Plus loin, un vieux patiente avec des valises à la porte de l'Hôtel de famille, dont l'enseigne précise "piano-bar". A travers une baie vitrée passe une salle à manger morne, aux lustres éteints. Qui peut avoir du plaisir à fréquenter le "piano-bar" d'un tel lieu? La ville a beaucoup changé depuis que je l'ai quittée, mais il reste des repères. Voici l'église orthodoxe, annulée par l'obscurité, dominée par le clocher orange, vaguement martial, de Saint-Martin. Enfin, je longe ces affreux boulevards aux noms introuvables, bordés de stations services désaffectées, de bâtiments aux fonctions incertaines et de "blocs locatifs" piqués de fenêtres sombres ou jaunes, ces artères percées quand l'époque voulait des autoroutes partout. Cela crée, aujourd'hui, des trouées inhumaines, rebutantes, dans les villes.

Articles les plus consultés