Nocturne andalou


Le pont de Triana enjambe le fleuve noir et or, paresseux, à peine ridé. A gauche, un estaminet dans ce qui a dû être un péage. Quelques marches d'escalier, et voici la calle Betis. Au-dessus de l'eau, à la manière d'un quai, elle déroule son chapelet de terrasses, au fil de modestes façades, plus larges que hautes. Un guéridon se libère, avec deux sièges. On nous apporte des mojitos glacés, très sucrés, à siroter en fumant, et en regardant la noria incessante et sonore des passants, qui remontent parfois sur le trottoir pour laisser passer un véhicule roulant au pas. Sur l'autre rive, dans leur lumière orangée, la Giralda et la Torre del Oro balisent le paysage nocturne. Là-bas, quelque part dans l'entrelacs de rues, il y a, sous son voile aérien, la plaza del Salvador, avec ses bars où l'on vocifère, où l'on choque les verres, les assiettes de tapas, où l'on boit et mange sans cesse, où l'on envahit le pavé... Ici, une décapotable passe en klaxonnant, ses occupants interpellent un groupe. On rit, on crie. Les phares révèlent, en la léchant, une délicate façade aigue-marine, une guirlande de pots de géraniums accrochés aux balcons. Plus loin, les fenêtres béent sur des pièces peu meublées, vivement éclairées... La foule déborde d'un bar, la clameur des conversations fait comme une onde sonore. Un groupe entonne brièvement une sévillane, en claquant des mains. Plus loin, les choses semblent se calmer, mais en arrivant vers le pont de San Telmo, la rue domine la terrasse d'un large restaurant, le Rio Grande. On se presse au portail, comme en bas, sous les feuillages d'un vaste bar en plein air, sous l'oeil noir d'un vigile à oreillette, posté à l'angle du pont. Mais traversons, et entamons le chemin compliqué du retour, en faisant halte chez le glacier qui borde une place de grande dimension, dont on peine à cerner les limites. Quelques noctambules se perdent sur l'avenue de la Constitution. On tourne derrière les Archives générales des Indes pour longer la façade de la cathédrale. Les piliers de pierre blanche nous protègent en soulevant leurs pesantes chaînes. Les calèches ont déserté la place que l'on lave maintenant à grande eau, faisant remonter l'odeur du crottin, celle du phénol. Là-haut, dans les flots de lumière projetée, des oiseaux silencieux volent sans relâche au-dessus de la tour ciselée et font, sans doute, des festins d'insectes. Et, comme on s'enfonce dans le lacis de ruelles du quartier de Santa Cruz, l'enchantement commence. Des serveurs fourbus balaient les terrasses, sous les orangers, les magnolias aux feuilles cirées qui jaillissent des pavés. On tourne, les venelles se succèdent et l'on ne sait jamais si elles vont nous enfermer dans une impasse, ou si elles nous permettront de poursuivre notre chemin. On longe les remparts des jardins de l'Alcazar. Là, au détour d'une poterne, la lune apparaît dans un ciel de lait et de miel, émouvant aux larmes. Mais les ruelles sorcières nous reprennent, nous narguent, elles font semblant de nous perdre, elles nous conduisent sur une placette où d'autres orangers protègent des bancs tapissés de tuiles vernissées de couleur bleue. Au centre, une vasque muette. Le silence. La nuit. Cette place n'est là que pour nous. Mais les ruelles nous rappellent, et on est obligé de les suivre — alors elles se font étroites; le pavé, plat comme du carrelage. Sommes-nous à l'intérieur, dans un corridor? Non, car voici une autre placette, une statue, des rosiers, des lauriers, un massif d'agapanthes sous un magnolia, et déjà une autre rue, avec les fenêtres dans leurs cages, une fontaine qui murmure et enfin, là-bas, notre porte. Et, derrière elle, un autre labyrinthe, qui nous conduira là-haut, à cette chambre à l'odeur de moisi, dans un lit haut où l'on s'endormira enfin, léger, se sentant perché, inatteignable, au-dessus de cent patios traversés, caché au coeur de cette ville d'enchantements infinis.

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