Noland


En lettres à la ronde, s'enroulant sur la porte du four, ces mots: Le Rêve. Curieuse marque pour une gazinière. Un appareil des années trente ou quarante, en émail gris moucheté de noir. Boutons petits, en bakélite; trois noirs, un rouge. On m'interdit d'y toucher, mais un après-midi, seul dans la cuisine, je ne peux m'empêcher de manipuler ces vannes... L'odeur de gaz emplit bientôt la pièce. Alerte! On accourt, on ouvre vite toutes les fenêtres, le gaz fait peur. Cet ancien gaz de ville, qu'un rien suffit à enflammer: la braise d'une cigarette... L'allume-gaz n'est d'ailleurs qu'un simple filament porté à l'incandescence par une pile. Ce gaz, on le fabrique là-bas, quelque part dans la plaine, près des raffineries. La nuit, en se penchant à la fenêtre, on en aperçoit la torchère, sous l'avant-toit des voisins; la flamme fait danser des lueurs inquiétantes dans l'obscurité. Les raffineries, le craquage de l'essence légère, un gazomètre parmi les réservoirs géants qui parsèment la plaine, sous les lignes à haute tension chevauchant le canal. La gare pétrolière — non loin du lieu-dit "La Mêlée". Ici le Rhône est gris-vert, rapport aux schistes qu'il charrie, probablement. Il file entre un double rideau d'arbres, c'est une frontière, avec des remous, des clapotis, des bruits liquides, de succion, un fleuve jeune et dangereux, sous le ciel de montagnes, on n'y peut pas nager, même: on y perdrait la vie. Dit-on. Juste à côté du pont aux croisillons rouillés, entre deux murs, une embouchure masquée par une sorte de bâche qui pendouille dans l'eau. Elle retient des eaux brunes, striées de filaments grisâtres qui s'y accrochent en flottant dans le courant. C'est la Monneresse, le déversoir des égouts, qui relâche dans le confluent merde, papiers et autres saletés malodorantes.
Les gens s'entassent dans des barres d'immeubles appelées "logements linéaires" par leurs architectes; mais aussi dans les petites villas carrées qu'un entrepreneur construit à la chaîne, toutes sur le même modèle, un seul niveau, volets de couleurs différentes. Elles colonisent la plaine, loin de tout. Aujourd'hui ces maisons ont trente, quarante, cinquante ans peut-être. Dans vingt ou trente ans, lorsque plus personne ne voudra habiter de telles niches, chères à rénover, à chauffer, inadaptées, on verra certainement ce non-lieu se transformer en friches résidentielles.


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