Eté 73


Le bassin de la fontaine est glacé, moussu, on s'y baigne, après un moment l'eau paraît moins froide. Dans le ciel, un long serpent invisible se meut dans l'air bouillant, il ondoie au-dessus du village, de la campagne, de la plaine, des petits bois: quelque chose arrivera, mais plus tard. Pour le moment, tout va bien. De la cour des Pavillard, je crois entendre le clocher sonner une heure matinale, peut-être dix heures et demie? Onze heures? Je suis bien, je sais que tu es là-bas, dans la cuisine peut-être, tu descendras quand tu entendras le klaxon de la voiture du boulanger itinérant. Il n'y a encore aucun risque, tout relève d'un système connu, protecteur. Nous vivons là. Tout est normal, de l'ordre de la genèse, c'est pourquoi mon esprit retourne invariablement à ce moment M.
Autour, des arbres connus. Le grand tilleul près du transformateur, avec ses lunettes de métal qui l'empêchent de se déchirer. Les thuyas jumeaux dans leur jardin, au-desssus de la route. Le trou dans la haie de buis par lequel on se faufile. Le petit prunier à l'angle du verger de Roger. Et, à côté, un gros cerisier, presque aussi prolifique que celui, majeur, qui est en bas, au plantage. Je repense à tous ces arbres, mon esprit comme un oiseau qui se pose sur l'un, sur l'autre.

En juin vous partez en excursion à Lugano, il faut voyager, s'offrir des plaisirs, un collier qui symbolise un banc de poissons, moi je vais à Cossonay, avec le chat. Le premier matin, on emballe les fauteuils dans des feuilles de plastique, scellées avec du gros scotch brun, c'est moche, mais peut-être cela le dissuadera-t-il de s'y faire les griffes? Tous les soirs après souper on part faire le tour du Passoir, tous les trois. On passe devant la cantine, la petite fontaine, la maison d'Eva et Jean-Louis – parfois elle est à la fenêtre, on bavarde un moment, puis on continue, par le chemin du Passoir justement, le banc rouge sous le tilleul, l'église catholique, on rejoint la grand-route que l'on suit jusqu'aux Chavannes, ensuite la rue des Etangs. Ou alors on abrège, en redescendant par la rue Neuve. Alors je m'arrête devant le central téléphonique, je regarde les vitres teintées aux reflets violacés, à travers lesquelles tremblotent de mystérieux lumignons rouges. Quand on revient, il fait presque nuit, on ferme tous les volets.
Un soir magnifique, je joue trop tard avec Sandrine et sa soeur, près de leur piscine. Le temps cesse de passer. La nuit tombe malgré tout. Quand je reviens, mon père se rase devant la glace, je suis puni: on me fait dormir sur les vieux sièges de voiture, dans la chaufferie.
Michèle et ses parents emménagent, ils ont rénové une partie de la maison de la grand-mère, installé le chauffage électrique dans des pièces lambrissées. Une chaîne Hi-Fi Philips. Dans son lit, on joue à l'infirmière et au patient. Ce sont des jeux très doux, qui me bercent. Dans une chambre indépendante abandonnée, qui sert de débarras, un électrophone et une collection de disques à découvrir. Fernand Raynaud. Karine et Rebecca...
On part faire des promenades avec Chantal, je me souviens de sa voix curieuse, comme serrée dans la gorge, pleine d'air, un peu douce mais vulgaire. On cueille des coquelicots, on n'en ramène, bien sûr, que les tiges. Un jour, par flemme, elle fait pipi à travers son maillot de bain, dans un coin de notre jardin. C'est peut-être aussi cette année-là que ceux de la Poste me baptisent "le rôdeur".

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