Les racines


Moquette grise, guéridons, photos dénuées d'intérêt aux murs, tout cela défile vite, je marche vers les toilettes, couloir feutré, je consulte l'heure, 21 h 38, le film est fini. L'urinoir blanc, le carrelage anthracite et bordeaux, le silence dans les WC: toute l'indifférence du monde dans ce cinéma où rien ne sait qu'il y a tant, à cette même date, à cette même heure, j'étais...
Cet après-midi, quand Denis a proposé de m'accompagner, j'ai accepté – j'aurais peut-être dû y aller seul. Mais nous sommes partis ensemble. En arrivant au carrefour, des façades nouvelles, de ces maisons qui poussent en plein champ, comme des champignons après la pluie, en grignotant la campagne. Quand on est sorti de voiture, c'était un jour d'automne, venteux, frais. Les nuages s'étiraient dans le ciel aux contours familiers. Ouvrir le clédar argenté. Derrière, l'allée, les arbres, les stèles penchées, les entourages qui ont comme dansé la gigue; certaines tombes étouffées par une végétation que plus personne ne contrôle. Et tous ces noms. Tous ces noms... Ensuite on est passé près de la maison, on a arrêté la voiture. Jamais je n'étais allé revoir le jardin: le portail a disparu. C'est bête, j'aurais bien aimé le récupérer... Au sud, le préau n'a plus de muret – d'ailleurs ce n'est plus vraiment une cour, mais le prolongement goudronné d'un accès au garage souterrain, abrité par une dalle de béton, qu'on a coulée sous l'ancien verger transformé en pelouse. Vu de la route, on ne soupçonne rien, l'illusion d'un espace naturel verdoyant demeure. C'est bien. Derrière le muret du jardin, une haie d'hibiscus délicats, mauves, dont les pétales frémissent dans le vent. A l'emplacement de l'énorme cerisier, une construction lourde, couleur moka. Je me retourne et contemple ma maison – elle restera, toujours, la mienne; car j'ai appris ce mot en l'associant à sa silhouette trapue, à la forme protectrice de son toit à croupe. Et puis on descend à Cossonay, boire un café. Denis veut visiter l'église. Visitons l'église... Le clocher ripoliné, toit zingué, vaguement hautain, un peu étranger désormais; la petite porte vers l'ancien cimetière, maintenant condamnée (je l'ouvre: un placard rempli de vases...) En repartant en voiture, il nous semble que ce cimetière, chambre de jeu en plein air, pleine d'ombre les après-midis de soleil ardent, est maintenant occupé par des conteneurs à ordures (mais à quoi pensent-ils?)
Retourner là-bas. Noter chaque changement. Là-bas où chaque maison neuve, chaque rue redressée, chaque arbre disparu érodent le décor de la mémoire. Et au fur et à mesure que le paysage se reconstruit, le passé est chassé plus loin, encore un peu plus loin, toujours un peu plus loin, cédant la place à la réalité, avec son potentiel énorme, cruel, d'indifférence. Et je me suis demandé, cet après-midi dans cette église ("Un jour sous tes parvis vaut mieux que mille ailleurs" – vraiment?), si ces pèlerinages valent la peine qu'ils causent.


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