Otra vez


Encore patienter, dans l'air nocturne, tiède cette fois-ci. Entrer à nouveau, monter l'escalier vers la halle sombre, vibrante. Faire le pari de la redite, et le gagner. Là-haut, il n'y a qu'un endroit où se tenir: celui où l'on s'était installé la première fois, au-dessous d'un escalier suspendu qui monte vers les hauteurs vertigineuses d'une galerie non ouverte au public. Très vite, à cet endroit, on sent quelque chose tourner, comme un tourbillon dans l'eau, vous nagez et il vous entraîne. Au fond de la salle, noyée dans l'obscurité, on distingue sur la hauteur un carré rouge sombre, une décoration minimale – alors que les ors démesurés du maître autel de la cathédrale de Séville retrouveraient ici un cadre plus approprié, plus en phase avec la ferveur qui les a fait fondre un jour. Une pensée stupide? Pas vraiment, si l'on réfléchit à ce qui se passe réellement là. Rester debout, danser, un moment les jambes faiblissent, il faut aller s'asseoir sur la grande balançoire du bar, le temps de laisser la fusée décoller. Puis retourner là-bas, dans le courant rotatif, où les oreilles s'emplissent de sonorités construites de la manière suivante: vous avez une charpente rythmique solide comme du fer à béton. Elle imprime une oscillation de base. Tout en haut de cette charpente, par intermittence, interviennent des signaux acoustiques qui dictent une loi aiguë, un contrepoint sur lequel appuyer les mouvements du torse, ou des bras. Et à travers cette structure, une musique délirante tombe, ricoche s'accroche ici et là pour se distribuer de manière aléatoire. Paradoxalement, du moment où l'on ferme les yeux, elle prend des formes visibles: des essoreuses, bien sûr (chacun ses obsessions), puis de la cire de bougie rouge, luisante, qui fond et se répand partout, avant qu'une fraiseuse à neige vienne la faire voler en éclats. Une oscillation régulière dans les hautes fréquences rappelle ensuite l'onde sonore d'un fil métallique que l'on frappe, et dont l'écho revient, repart, de manière décroissante. L'image d'anciens pylones électriques rouillés, avec une série de dents pointues disposées vers le bas, afin de dissuader les grimpeurs, me revient. C'est sur cette ligne-là, qui survolait obliquement la route à la sortie de Cossonay, que ce sons se propagent. J'ai encore la capacité de voir se matérialiser les ondes radio. L'antenne de Sottens génère de grosses sphères orangées en forme de jaunes d'œufs, qui enflent et se déforment, saturant le ciel. Parfois transparaissent des voix, souvent imperceptibles, masquées, dénaturées, étouffées derrière le rythme toujours massif. Un moment, on les distingue mieux, elles chantent en langue espagnole, une sorte de mantra qui s'impose bientôt, elles scandent quelque chose comme Otra vez / no te necessito. Et puis disparaissent, ne laissant que la gangue rythmique. Dans sa loge, Marcel Fengler, vêtu du t-shirt blanc et noir de la Mannschaft, écarte les bras comme un oiseau, rit, saute. Arrive un moment délicieux, où je tourne sur moi-même et je sens bien que ce mouvement s'inscrit dans une forme hexagonale, car je n'ouvre les yeux qu'à chacun des six côtés, et je vois les autres dans la même transe, la même qu'à Pâques, la magie opère à nouveau. Et quand on s'arrête, c'est pour se regarder, incrédule, pour se dire à chaque fois: "C'est pas possible! C'est pas possible!" Et lundi soir, en regardant l'enfilade des coffres à bagages, du fond de l'avion orange, on repense à ces quelques heures et l'on se prend à douter: ce temps où l'absence s'alliait à la présence absolue à l'instant, ces moments de légèreté, d'apesanteur, ont-ils réellement existé?

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