Der Himmel über Berlin


Au sommet de la colline de Humboldthain, un ancien bunker piqué de hautes barrières d'acier s'est mué en belvédère. Tout autour, la ville répandue. Vers le sud, la masse sombre et proche d'un immeuble inconnu, bardé d'antennes. Le cube brunâtre de la Charité. Très loin, le squelette brumeux du gazomètre de Schöneberg; le promontoire du Teufelsberg. Un avion oblique fuse de Tegel. A nos pieds, la gare recomposée de Gesundbrunnen, dont le son des hauts-parleurs parvient jusqu'ici. La ville à perte de vue, tantôt arrosée d'une lumière printanière gaie, acidulée, tantôt assombrie par d'énormes masses qui traversent le ciel et qui lui donnent une teinte étale, tirant sur le vert sombre. Peut-être est-ce là une illusion d'optique, due à la végétation omniprésente, tenace, luxuriante? Cette végétation désordonnée, qui monte à l'assaut des collines, tisse les parcs, tantôt domestiquée, tantôt relâchée, quand elle remplit les creux, les fosses de lianes, de feuilles, de ronces. Qu'elle habille les haillons gris et rouille des friches industrielles. Alors elle dissimule des choses oubliées, des cicatrices. La relique d'une voie ferrée, qui contourne le parc, derrière un treillis. Ces rails nous conduisent à un pont dont la carcasse métallique rouille, tranquillement, au-dessus de rues délaissées, aux pavés hors d'âge. On est ici dans la zone trouble, ancienne gare aux marchandises, ancienne frontière, aujourd'hui vague parc, balisée de cubes minéraux, immensité parsemée d'arbres, encore, où gens et chiens viennent se perdre. Il y a tellement de place pour se perdre, à Berlin.

La teinte du ciel vire de plus en plus vite. Au nord, le céladon fait place à l'anthracite – des tons accordés à ceux de nos pensées. On se rappelle que l'on marche sur la terre ferme, 48 heures après avoir été temporairement délivré des contraintes de sa pesanteur, qui reprend violemment ses droits. Une évasion de quelques heures qui vous transporte dans un lieu sans ciel, peuplé de sons. Un espace abstrait, où tout peut être projeté. Un espace essentiellement parcouru de brumes, de brefs jets de lumière. A la fin, je me souviens d'avoir levé mes deux mains à la hauteur de ma tête, comme pour toucher une boule de musique; pour reproduire, dans l'espace, l'effet cinétique de ce mirage sonore pourtant réel. Réel malgré tout. Paupières closes, c'est le kaléidoscope familier, le carrousel, ce soir-là les bâtonnets et les cercles qui le composent avaient les tons jaunes, beige et magenta. Quel détail ridicule... Paupières ouvertes: un rayon révèle, en blanc, la structure d'un haut-parleur suspendu, là-bas de l'autre côté de la piste. Paupières closes: une très ancienne et rituelle promenade du soir se matérialise. Nous avancions tous les trois dans la lumière du couchant. Derrière nous, la Cantine, la place des Fêtes. Au tilleul du Passoir, nous rebroussions chemin par la Rue Neuve. Je nous reconnais avec émotion et nous salue. Paupières ouvertes: de brèves barres de lumière bleue tombent des hauteurs et me ramènent, paupières closes, à une fenêtre ouverte sur un verger. Je reconnais le paysage que découpait nos fenêtres, le dessin d'un toit, la couleur du ciel. Je pense: Ouvrez la fenêtre. Mon coeur est rempli à déborder.

Voici Nordbahnhof, ses édicules revenus de près de trente ans de néant. La promenade pascale s'arrête ici. On remonte jusqu'au métro de la Bernauer Strasse au moment où les premières gouttes de pluie d'un gros orage, un orage d'été, frappent le sol gris.


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