Mas fuerte que el sol


Disposer de la voiture de D* me permettra de courir l'aller et retour Lausanne-Morges en partant de Vidy; ainsi je n'aurai pas à finir la course par la traîtresse montée vers mon quartier, comme lorsque je pars de la maison. L'habitacle est bouillant comme en été, ce qui fait remonter l'odeur grise et écœurante de la fumée froide. Impression de retrouver la 404 de mon grand-père...
Coubertin. Je pars au petit trot dans l'air tiède. Léger. Je tiendrai une cadence de onze à l'heure pour cette vingtaine de kilomètres. Tout de suite, c'est le rallye: vélos, piétons, racines d'arbres à éviter. Plus j'avance vers le café de la Vaudaire, plus la foule est dense. La plage de Vidy est noire de monde. Une foule compacte s'étend sur la grève, investit les pelouses, dans la fumée rase de douzaines de barbecues allumés, qui répandent des fumets âcres, saturés, de viandes rôties. Vers l'embouchure de la Chamberonne, je coupe par la pelouse, au lieu de suivre le quai. Trois pas sur le talus, et je découvre une autre marée humaine, ici affairée autour des sempiternels grils fumants, sinon vautrée dans l'herbe tendre, piétinant les primevères, écrasant les pâquerettes. Les couvertures dessinent des territoires. Sous leurs casquettes, trois jeunes types hochent la tête, au pied d'un énorme haut-parleur noir qui vomit les basses d'un rap; plus discrètement, un groupe de Sud-Américains chantent avec leurs guitares, à quelques foulées de là. Je poursuis. La pelouse de Dorigny est pareillement assiégée. Un type intrépide qui, de dos, me rappelle Steve, s'avance lentement dans l'eau. Il en a jusqu'à mi-cuisses.
Il faut chaud, et sec. La fontaine des Pierrettes est encore coupée. Je pense qu'il en ira de même pour celle de Préverenges – et j'ai raison. Il doit exister des règlements qui retiennent les communes de rétablir l'eau aux fontaines avant une date mystérieusement précise. Une date qui écarte, j'imagine, tout risque de gel des conduites, en cas de retour du froid. Quelle peut être cette date? Le 1er mai? Le dernier saint de glace? Un règlement désuet, frileux, certainement rédigé au Petit âge glaciaire!
Le paysage défile. Toujours des gens qui encombrent le sentier, d'autant qu'il devient intime avec le lac. Justement, un peu trop pour mon nez: une odeur pestilentielle s'exhale de longs bancs d'algues vertes qui cuisent et pourrissent au soleil; et les pierres, blanchies au guano, puent aussi. L'odeur traînasse le long de la plage de Préverenges, où l'on s'est rué de même. Je vois enfin l'édicule des WC publics. Avec un robinet d'eau fonctionnel! Je m'asperge le visage, je vois les moucherons décollés de mon front disparaître dans la grille. Je bois quelques gorgées glacées, je les garde un peu en bouche. Je ressors: une femme un peu grasse, bikini à fleurs, peau laiteuse, sort du WC dames. Je repars. A nouveau le sentier, l'odeur piquante des algues. Voici enfin Morges. Je tourne dans le parc de Vertou. Dans le coin du sentier, sur une petite natte carrée, un enfant aux cheveux noirs médite, les yeux clos, dans la position du lotus, pouces et index joints. Il ne dois pas avoir plus de dix ans. La roulotte du marchand de glace, et puis le quai, très encombré. De couples essentiellement. Je monte dans la pelouse, slalome entre les buissons, les massifs de fleurs, pour m'économiser un peu les genoux. Trop de monde, vraiment. Je n'irai pas jusqu'au château: l'église suffira. Je la trouve complètement emballée, à la Christo. J'en fais le tour, je touche symboliquement la pierre du porche. Mon demi-tour effectué, je croise la même foule – côté face, cette fois. Au parc, j'oublie de regarder si l'enfant est toujours en méditation. La galère mijote dans l'anse. La course aux obstacles reprend. Je retourne aux WC de Préverenges, prendre encore de l'eau fraîche. Le pont sur la Venoge. La plage du Laviau, un peu de lac libre, de paysage moins domestiqué, avant le chapelet bourgeois et ennuyeux des résidences lacustres de Saint-Sulpice. Pimpantes ou pompeuses. Mielleuses ou mesquines. Tapageuses ou fausses modestes. Le soleil cogne bien. Je bois encore aux WC du port des Pierrettes. Revoici Dorigny, et l'embouchure de la Chamberonne. L'heure est maintenant aux jeux de balles. Les grils se sont raréfiés. En revanche, c'est le grand déballage de la viande: sous les feuillus pas encore reverdis, tout le monde a tombé le haut sur la plage de Vidy. Des peaux blanches, poilues s'étalent partout. Il y aura des coups de soleil à soigner dimanche; pourvu que les pharmacies de garde aient fait des provisions d'Eucéta...
Vers Préverenges, je me sentais si bien en courant de ce train de sénateur que je fantasmais de pousser jusqu'à Vevey, et de revenir en train. (Mes endorphines devaient me jouer un tour!) Mais en approchant de Coubertin je me rends bien compte de la folie de ce projet. Quarante kilomètres, c'eût été exagéré. J'aurais crevé sur place à Lutry ou à Cully. Dernière foulée. Je me tapis à l'ombre du porche pour faire mes étirements. Je descends boire aux toilettes du stade. La voiture est un four. Je remonte chez moi, à demi aveuglé, légèrement hébété. J'achète une pâtisserie bourrative, je me prépare du thé en repensant à la théière bleu cobalt, ébréchée, aperçue tout à l'heure dans un jardin de Saint-Sulpice, et dont la vision m'a assoiffé. Mais impossible de prendre cette collation sur le balcon: même à travers la toile, je ne supporte pas le soleil. Après la douche, je dois m'allonger: la tête me tourne, je me sens écœuré.
Début d'insolation. Ça m'apprendra à courir sans casquette.

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