Et de neuf !


Rituel annuel. Descendre dans les profondeurs de la gare de Chauderon, ridiculement prétentieuse, avec son plan d'eau incliné dont la pierre noire se macule de calcaire, ses doubles rampes d'escalators désertes... Le train pour Cheseaux arrive – une rame moderne. On s'installe avec le Poulet. Une voix de femme annonce les stations avec un accent d'outre-Sarine. Amusant... C' est à la course des "Traîne-Savates" que je suis le plus fidèle: depuis 2003, je n'ai manqué aucune édition. A l'époque, j'avais commencé à remplir un petit fichier, notant mes résultats. Ceux de Cheseaux, complétés par les chiffres d'autres petites courses, auxquelles je n'ai participé qu'une ou deux fois. Aujourd'hui, ce fichier ne me sert plus qu'à compiler les résultats des Traîne-Savates. J'y ajoute chaque année une ligne: la date, mon temps de course, le rang dans ma catégorie, et le nombre de concurrents. Avec, parfois, un petit commentaire (température, état physique...) Cela me permet de relativiser: il m'arrive d'avoir l'impression d'être plus efficace que l'année précédente, alors que j'ai mis une minute de plus. Samedi, je pensais qu'il n'avait jamais fait si chaud; or en 2007 aussi, nous avions déjà couru par 24 degrés. Je ne tiens ce fichier à jour que pour des raisons purement fétichistes, ou sentimentales. Sinon, je me moque de mes temps, je m'en souviens jamais précisément. Et Datasport compile la plupart des résultats...
La réalité confirme les notes laconiques de ce document. La participation est toujours plus marquée; vers 2005, on recensait 130 personnes dans ma catégorie; samedi, près de 270. Au départ, c'est la cohue, une vague humaine inonde subitement le village. Sur les trois premiers kilomètres, on est canalisé. Si l'on n'a pas formé, avec ses voisins, un groupe homogène, qui tient la cadence au moment d'arriver dans la forêt, on se retrouve bloqué à une allure inférieure à son propre rythme, sans possibilité de dépasser; il faut patienter, attendre que le sentier s'élargisse, ou qu'une pente écrème le peloton.
Le soleil mord. Dans les clairières, j'ai hâte de retrouver l'ombre. Je redoute les deux derniers kilomètres, la sortie de la forêt, les chemins asphaltés à travers les champs, où le soleil vous tape sur le crâne, où le vent peut être un bienfaiteur comme un adversaire. Kilomètre huit. Voici les derniers mètres sous les arbres. A l'orée, un banc nargue le serpent des coureurs, à l'ombre, face à l'horizon d'azur. Mais il faut continuer. Le chemin plonge vers un creux du terrain. En bas, il longe des jardins, qui bordent une pièce d'eau paisible sous des saules pleureurs. Ce serait si rafraîchissant de s'y baigner... La route remonte vers un hangar agricole; un vieux se gratte le sexe en regardant passer le peloton. Les sportives en lycra doivent l'exciter... Puis, c'est le monotone kilomètre neuf, qui longe le bas du village. Les habitants des villas sont sur le trottoir, en sandales Crocs et chaussettes. Les enfants tendent la main aux coureurs. Voici le raidillon qui fait monter le troupeau au-dessus du tunnel routier. Enfin, le virage sous les nouveaux immeubles (on en découvre chaque année plusieurs...) Ensuite, tourner à gauche, et le portique d'arrivée apparaît. Des sprinters me dépassent. J'essaie de leur emboîter le pas. Et voilà: c'est fini. On arrache la puce de mon dossard. Je reprends mon souffle: 10,4 kilomètres de soleil et de poussière. Puis la foule stagne sur la pelouse, au ravitaillement. Tous ces imbéciles qui s'agglutinent là, bavardent en suant, au lieu de dégager le passage pour ceux que le portique continue de vomir, derrière. Je pense que je deviens atrabilaire.
Après la douche, on mange une crêpe avec le Poulet. Plus de cinq minutes d'attente à la caisse, dix minutes dans la file du stand où une bande de bras cassés s'affairent plus ou moins efficacement aux galetières. On aura mérité notre en-cas. Sinon, la cadence du LEB est maintenant fixée à la demie heure. Voilà un vrai progrès! Comme on se prépare à quitter le train en gare de Chauderon, un ado à lunettes et moustache naissante, hilare, dit à son copain: "Alors ce soir c'est pas en Jésus que je vais me déguiser, plutôt en Dieu!"

Articles les plus consultés