Cent


Avec ta sœur Renée, vous partagiez le même rire: ce rire en mode silencieux, ce filet d'air sonore qui se resserrait quelque part dans la gorge, sur un rythme saccadé qui vous secouait le buste et les épaules. Au bout d'un moment, vous vous épongiez les yeux, avant d'être saisies d'une nouvelle quinte. Quand je pense à toi, je pense à ton rire. A tes siestes sur le divan. Place de l'église, derrière la porte de la chambre devant, je grimpais sur ton ventre rond. Des sensations inconnues me parcouraient le corps comme je me frottais à toi avec l'innocence de l'enfance. "Qu'est-ce que tu fais? Tu ensaches?", m'avais-tu demandé en riant de mes reptations.
La présence dominante de ton corps fort, trapu, court – tu n'atteignais pas un mètre cinquante-cinq.
Tes embrassades.
Tes gestes un peu rudes mais bienveillants. Des gestes qui te ressemblaient.


Et le jour où tu avais fait exprès de lâcher une tasse que tu venais d'acheter? Parce que ma mère l'avait trouvée moche et t'avait reproché cet achat. "Donne la moi, je veux mieux la regarder", lui avais-tu répondu d'un ton badin. Et quand elle te l'a tendue, tu as fait semblant de la mal réceptionner: la porcelaine a éclaté sur le carrelage de la cuisine. Ma mère n'en revenait pas! Elle aurait préféré que tu gardes cette vaisselle laide, plutôt que de casser un objet utilisable. Ta psychologie innée, intuitive, redoutable, l'avait piégée. Tu as fait ce qu'elle n'aurait jamais osé faire elle-même. Tu étais bien plus libre qu'elle...Et le jour où je suis revenu de Lucerne, un samedi soir en été? Vous me regardiez manger dans la cuisine, sous la lampe, comme un mendiant que vous auriez recueilli et nourri. Ce soir-là, tu avais aussi renversé un pot de crème épaisse, le fond du récipient, en carton, avait lâché.
Et le dimanche soir, vers cinq ou six heures tu préparais toujours une collation, c'était le prélude à notre retour à la maison, j'avais huit, dix, douze ans. Vous aviez tous migré vers la cuisine, j'entendais les bruits de vaisselle, de choses que l'on pose sur la toile cirée. Moi je restais dans le salon, collé au Muppet's show. Au bout d'un moment, tu criais invariablement: "Viens boire ton thé, vieux sorcier!"
Et le dimanche de Pâques? Dans la même cuisine baignée d'une lumière orangée, les Périsset venaient, on était alors sept autour de la table, dix ou douze quand ceux de Berne étaient là aussi pour faire croquette, heurter dans une sympathique guerre les œufs teints que l'on mettait ensuite, tranchés, dans la salade de dents-de-lion...

A chaque fois que je passe en train le long de ces bâtiments gris, je pense à toi. Aux années que tu as passées dans ces ateliers bruyants, dans l'odeur des machines surchauffées, du plastique fondu, de la graisse et du cambouis. Un jour, tu m'avais expliqué avoir travaillé "pour la haute fréquence". Et ce terme high tech, dans ta bouche qui ne prononçait que des mots du quotidien, m'avait frappé. J'avais réalisé que tu avais eu une vie professionnelle. Et dire qu'aujourd'hui il ne reste rien de cette entreprise, sauf une série de bâtiments industriels, entre la rivière et la voie ferrée... Mais si l'on observe bien, on voit qu'au-dessous des larges fenêtres alignées, les façades sales égrènent encore, au passage du convoi, l'ombre de ces lettres:

CÂBLERIES & TRÉFILERIES DE COSSONAY

Tu disais souvent que tu voulais voir l'an 2000. Moi, je croyais que tu deviendrais centenaire. Rien de cela n'est arrivé. Tu avais tellement peur de la mort. Tu voulais mourir dans ton lit...


Cet été-là nous passions des vacances à Grignan. Un après-midi, on est parti en voiture avec PY, Corinne, Jean et le chien, pour une excursion. En fin de journée, on s'est arrêté à la Garde Adhémar. On a visité un petit jardin de plantes aromatiques, on s'est assis sur une terrasse. On s'est accoudé un moment à la balustrade qui domine la plaine du Rhône, toute verte dans la lumière douce du couchant, avec la trace blanche et sonore de l'autoroute A7, qui longe les cheminées de la centrale nucléaire de Pierrelatte. Pendant ce temps, tu revenais de ta partie de cartes au café. Tu as dit au Pépé que tu étais fatiguée. Alors tu t'es assise dans ton fauteuil et tu es partie, tout simplement.
Je n'ai rien ressenti. Je n'ai pas du tout pensé à toi. Je n'ai rien su de tout cela. Je ne possédais pas encore de téléphone portable. J'étais juste préoccupé par les cardans de la 205 qui se sont mis à faire du bruit dans les courbes, au retour de cette promenade.

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