Les eaux de Mars


Enfant, j'étais fasciné par les tuyauteries. Les bouches d'égout. Les conduites. Les chaudières. Les machines à laver. En réalité, je le suis toujours; mais passons. Juste au-dessous de la fenêtre de la cuisine de mes grands-parents se trouvait une grille d'égout. En me penchant au-dessus, je distinguai un jour trois orifices, trois tuyaux sortant du parement de pierre, au-dessous des barreaux. Et l'une de ces canalisations crachotait ce jour-là, par intermittence, des eaux qui moussaient au fond du sac où elle s'évacuaient. C'était juste en début d'après-midi. La fenêtre de la cuisine était grande ouverte et l'on pouvait entendre mes grands parents bavarder en relavant la vaisselle. Le fait que les eaux usées de notre évier s'écoulent directement ici, sous mes yeux, me rendait frénétique. C'était l'illustration indiscutable d'un rapport de cause à effet. L'eau qui partait dans la grille de l'évier aboutissait donc bien quelque part; elle ne disparaissait pas; il y avait une suite; nous n'étions pas isolés, mais intégrés à un système plus vaste, qui débordait de l'appartement et s'étendait jusque dans la rue. Et je pouvais deviner que les deux autres canalisations voisines de la nôtre et qui aboutissaient également dans cette fosse appartenaient aux appartements des étages supérieurs, l'une au dentiste Goumaz, l'autre aux parents d'Oscar.

J'appelai Janick pour lui faire part de cette stupéfiante découverte. Nous nous tenions tous les deux accroupis au-dessus de cette bouche d'égout qui gargouillait, les mains agrippées à la grille de fonte. Je criai à ma Mémé de verser encore de l'eau. J'entendis le bruit du robinet dans la cuisine; quelques secondes plus tard, "notre" tuyau pissait un filet d'eau qui glougloutait dans le sac. J'eus alors l'idée de crier dans la grille, pour voir si, comme l'eau s'écoulait de la cuisine dans le sous-sol de la rue, le son de ma voix parviendrait à remonter, par le même canal, jusqu'à l'écoulement de l'évier. Nous nous mîmes alors à scander, toujours penchés au-dessus de la grille, un curieux mantra "Colinet - Barrier! Colinet - Barrier! Colinet -Barrier!" (Pourquoi ce choix de mot? Je me le demande encore...) Je courus ensuite jusqu'à la cuisine pour demander si l'on m'y avait entendu. Eh bien oui. Il semblait pourtant que ce fut non pas dans le "trou du lavoir", mais simplement par la fenêtre...
Un autre après-midi d'été, chez Bernadette cette fois, nous jouions dans le jardin avec Nathalie Favre. Un jeu très simple: l'un après l'autre, nous grimpions sur un gros gland de calcaire qui bordait le petit escalier menant de la terrasse au niveau du potager. De cette pierre, nous sautions dans le gazon, la hauteur de deux marches. A peine avions nous atterri que l'autre disait: "A mon tour!", sautait, puis remontait illico les marches tandis que le premier prenait à nouveau son élan après avoir crié "A mon tour!". Et ainsi de suite. Nous avons joué à ce jeu pendant un temps énorme. Vingt minutes, peut-être, en riant et répétant sans jamais nous fatiguer "A mon tour!". L'enfance est une période où l'on recherche les étourdissements, quels qu'ils soient, sans s'en lasser.
Les scientifiques en viennent à la conclusion qu'il n'y a actuellement aucune trace de vie sur Mars. Et qu'il n'y en a probablement jamais eu. On relève des signes d'une présence ancienne et massive d'eau. Mais pas de vie. Rien. Une planète trop éloignée de son soleil, livrée aux seuls éléments. Et nous, ici. Dans notre monde bancal, avec des bouches d'égouts, des voitures, des chaises électriques. Mais vivants. Capables de percevoir les moments de grâce. Comme ce soir. Le couvercle de nuages orageux n'était pas bien posé sur le Jura. Aussi, le soleil couchant a-t-il pu se faufiler entre la crête et le sombre plafond. La lumière du crépuscule, diffusée par cette étroite brèche, absorbée par le ciel noir, embrase tout en poussant les contrastes au maximum. A ce moment de la soirée, je traverse Renens en courant. Les immeubles banals, peints en ocre, flamboient. Même l'ingrat quartier de Florissant est magnifié. Les plantes brûlent. Mon ombre s'allonge sur dix ou quinze mètres de trottoir en flamme. C'est magique. C'est la Terre.
Et rien sur Mars. Pauvres Martiens...



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