Donnerwetter


Comme le train quitte la gare de Fribourg, le ciel vire au noir. La pluie gifle subitement les vitres. L'orage perd en virulence, mais nous suit jusqu'à Berne. On se serre sous un parapluie pour marcher jusqu'au bus, pris d'assaut par des hordes de coureurs déjà changés. Le Poulet se retrouve dans le bloc de départ précédant le mien: on se sépare sous les platanes détrempés. Les coups de feu se succèdent, chaque 90 secondes un nouveau troupeau s'ébranle. Je sautille pour me réchauffer en regardant une coureuse, abritée sous le parapluie que lui tient un type en imper et lunettes – son père, probablement... Le groupe du Poulet vient de partir. Nous avançons jusqu'à la ligne de départ, au-dessous d'une nacelle métallique dominant la foule, où s'égosille la speakerine. Le décompte des dix dernières secondes, puis une détonation, une brève flamme au-dessus du pistolet. Comme je passe le portique, les hauts-parleurs saluent déjà le bloc suivant: tout va très vite à Berne, où les rues doivent digérer un fleuve de 25'000 coureurs pour cette 30e édition du Grand Prix. Passé le carrefour, nous voici happés comme en un entonnoir dans l'Aargauer Stalden qui plonge vers la fosse aux ours, entre une haie de spectateurs en K-Way. L'air enfin rafraîchi me détend. On ne s'est pas échauffé, aussi j'y vais pépère, je trouve assez rapidement un rythme serein. Défilent les rues de la vieille ville, grises et brunes aujourd'hui malgré les dizaines de drapeaux. La foule salue la rivière de dossards, qui dévale les pavés pour rejoindre la Matte, et une écluse où bouillonne l'Aare verte. Voici la boucle plus tranquille du Marzili. On traverse le Dalmazibrücke, comme un cadeau abandonné sous ses guirlandes de ballons oranges et blancs. Je regarde passer les petites maisons de la rive, l'esprit occupé de mille pensées. Les soucis liés au travail s'imposent, bien sûr. Montent des bouffées de colère générées par ce mandat qui m'intoxique la vie depuis plusieurs semaines, et dont il faut que je me débarrasse rapidement. Je tente de chasser ces préoccupations au moment où l'on pénètre dans le bois. Le chemin pavé devient pentu, avant de se changer en sentier, jalonné de larges flaques de boue qui crépissent vite les mollets. Le troupeau souffle, je dépasse par la droite les pieds dans ce qui ressemble parfois à un ruisseau. Une brume tiède, tropicale, nimbe la forêt détrempée où quelques spectateurs, en ciré et bottes de caoutchouc, frappent mollement dans leurs mains. Au sortir du Dählhölzli, le virage bruyant de foule précède le quartier des ambassades avec son faux plat. Puis c'est le pont Monbijou, où l'on croise bus et voitures. Au bout, un orchestre attaque un morceau dont l'intro répétitive me rappelle celle de Sympathy for the devil. Pourquoi la musique des orchestres donne-t-elle la chair de poule, quand on court? C'est étrange. Puis viennent les rues mornes qui précèdent la remontée vers la ville haute. Une succession de steel drums rythme le pas (mais comment font-ils pour frapper leurs calebasses au bon endroit?) Traversée de la place fédérale sur un tapis bleu, qui fait des bulles sous les semelles. Dernier tour d'honneur sur les pavées luisants de la vieille-ville: les photographes se sont installés de manière industrielle, accroupis sous des cirés, leurs appareils reliés à des forêts de flashs sur pieds qui scintillent sans cesse. Revoici le Nydeggbrücke, annonciateur de l'Aargauer Stalden, qu'il va falloir remonter maintenant. Impression de ne plus avancer. Les spectateurs hystériques encouragent un type qu'ils connaissent, devant moi. Puis l'ultime virage à droite, faux plat, et le portique noir et rouge qui indique "Letzter Kilometer". On y est bientôt. A l'arrivée, je m'aperçois que j'ai perdu ma puce de chronométrage. Administrativement, c'est donc comme si je n'avais pas couru... Je la retrouve au vestiaire, par terre. J'ai dû attacher la bride dans le mauvais sens, celui qui n'a pas de crémaillère.
Je suis extraordinaire.



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