44,5


Le Labo se remplit lentement. Je suis venu trop tôt. Empilement de pneus de camion, tentures de latex créant des box, des dédales parsemés d'anciens vestiaires d'usine, des casiers oxydés dans lesquels brûlent quelques bougies, encombrés par ces étranges meubles métalliques, hybrides de siège et d'armoire. Les rondes débutent: le bar, la pièce à droite, basse de plafond où sont des divans, puis la cathédrale, avec au fond la sortie vers le jardin (la pleine lune est voilée, à l'est); retour par l'autre côté, les slings, exploration rapide de la pièce de gauche, me revoici au bar. Je branche un type – il est Soleurois –, mais on n'aurait pas dû parler. Sa voix part dans les aigus, il lance régulièrement une onomatopée censée exprimer le plaisir ("Pfouuuh!"), ça m'agace, je m'en dépêtre. Plus tard, j'accroche un homme de Hanovre. Mais je n'aime pas sa façon de me toucher, et il n'embrasse pas (en couple, sans doute). En plus, avec ses gants, il réussit à décrocher la bille d'un de mes piercings. Par miracle, je la retrouve par terre, dans l'obscurité. Cette soirée commence à me gaver. En fait, je me réjouis de monter au Berghain. Je passe à l'accueil demander l'heure: minuit et demie. Je récupère mes affaires, prends une douche. Je sors et rejoins la file d'entrée du club. Vingt minutes plus tard, je dépose à nouveau mon sac au vestiaire et monte vers la piste, encore clairsemée. Fengler est aux platines. Je me retrouve entouré de jeunots, beaucoup de filles. Un peu plus tard, un coin gay se forme vers le fond de la salle (près de l'entrée des dark rooms...) Des hommes torse nu. Deux Munichois m'abordent, l'un après l'autre, je leur fais comprendre qu'il faut me lâcher. La drogue a installé une cocotte pression dans ma tête. Malgré tout, je ne parviens par à me laisser emporter par l'histoire que la musique raconte. Au cours de la soirée, un tout jeune type, roux, peut-être vingt ans, me drague. Il est en couple avec une fille du même âge. Mais son désir n'est pas clair, nous ne nous comprenons pas. Il ne veut pas que je le caresse. Que faut-il que je fasse? Le prendre sauvagement, là sur la piste? Lui faire bouffer mes aisselles? Je n'arrive pas à trouver mes marques dans ce club, ce soir. Ici non plus. Et pas envie d'aller vers les gays. Curieusement, je suis attiré par ces jeunes garçons, ce qui m'arrive très rarement. Vers 5h30, le set de Fengler prend fin sous les applaudissements et les cris. A côté, Gregor Tresher prend la suite avec ses ordinateurs: ce sera un live set d'une heure. La pression ne retombe pas une seconde. Tout à coup je réalise que ce type doit avoir, lui aussi, 25 ans au maximum. A ma gauche, reparaît le jeune rouquin, flanqué de sa copine Jasmine (je n'ai retenu que son nom à elle). Mais je ne veux plus les voir. Je ne veux plus voir personne, d'ailleurs. Je suis fatigué. La drogue ne me porte plus. Je me suis trompé de soirée. J'ai voulu tout faire et, au final, je n'ai rien fait. Je m'en vais. Il est six heures.
Je décide de rentrer à pied. Je coupe par un terrain vague jusqu'au Warschauer Brücke. Je ne croise que des gamins ivres ou fracassés, en bandes, qui mangent, crient, chantent, vocifèrent, urinent. Les rues sont crasseuses, jonchées de déchets, de cadavres, de nourriture ou de boissons répandues, de vomissures. Oberbaumbrücke, je longe le club Magnet tout vibrant de musique. A Kreuzberg, je commence à suivre le viaduc du métro et je comprends quelque chose. Je comprends que finalement, le but de ce voyage tient au fait que je ne vis que de projets. Je ne fais qu'aller de projet en projet. Et quand quelque chose me déplaît, je forme vite un autre projet, dans lequel je peux donc me projeter – c'est-à-dire, m'extraire de moi-même par un mouvement de propulsion. Me propulser ailleurs. Dans quelque chose d'autre. Donc: m'échapper de moi-même. Me fuir.
Ainsi, au lieu de choisir une ou l'autre soirée, j'ai fait le projet d'aller au Labo et d'enchaîner avec une soirée à l'étage supérieur. Dès lors, je peux quitter le Labo sans regrets si les choses ne sont pas à la hauteur de mes attentes, en me disant que je trouverai mon plaisir ailleurs. Et si le second projet ne tient pas ses promesses, que fais-je? Normalement, je trouve des raisons objectives (en l'occurrence, je peux avancer qu'en dehors des soirées Snax ou de la gay pride, le Berghain n'est plus une boîte gay; que j'ai l'âge d'être le papa de la plupart de ceux qui le fréquentent, et qu'il est normal que je ne m'y retrouve pas). Ensuite, bien sûr, je crée de nouveaux projets: je m'amuserai mieux à une prochaine soirée, Démence, Mousse, Street Parade, que sais-je.
La question que je me pose est: ma vie n'est-elle pas qu'une fuite en avant, articulée par cette succession de projets futiles qui n'ont pour but que de m'apporter des distractions superficielles? Je sais bien ce que j'ai voulu fuir en venant seul à Berlin. Mais pourrais-je faire, vivre différemment? Pareillement, les chats sont de une véritables usines à projets. Chaque nouveau contact, chaque conversation contient le germe d'un projet (plan cul, rencontre, voyage peut-être...) Et au final, que reste-t-il de toutes ces heures passées devant l'écran? De tous ces menus propos échangés? Combien d'amitiés durables? Après dix ans de pratique, elles se comptent sur les doigts d'une main. Et encore.
S'échapper de soi même, se projeter ailleurs, projeter tout court... Projeter sa vie plutôt que la vivre. Et quand finalement le projet se concrétise, qu'il est décevant, vite, se projeter ailleurs. Echapper à la réalité, au moment présent. Préférer le futur. Ne rien inscrire dans le long terme. Ne rien inscrire du tout, d'ailleurs, c'est ce qui m'inquiète le plus. Skalitzer Strasse, Gitschiner Strasse. Je suis toujours le viaduc du métro sous le ciel gris, les rues désertes. J'essaie d'imaginer ce que serait ma vie si je lui faisais face, une fois. Si je me faisais face. Et je n'y arrive pas.

Lire aussi
Der Himmel über Berlin

Articles les plus consultés