Sehnsucht


Furieux, les platanes s'agitent et sifflent dans le vent. Le ciel a pris la couleur des trottoirs; l'air, le goût de fin septembre. La ville est comme plombée; les rues, quasi vides; les passants, déprimés par l'été subitement absent. Tournée habituelle des magasins désertés. J'ai les rayons pour moi seul au surplus militaire, puis chez Gear (où un vendeur spécialement accorte me propose même un café...) Je note que depuis ma première visite ici, la marchandise remarquable stagne sur les portants. Qui finira par acheter la combinaison de motocross en latex avec rembourrages aux coudes et aux genoux (455 €)? Ou le magnifique body orange zipé, avec des lignes noires, taille S (280 €)? Ils doivent payer leur loyer en vendant les pulls-capuches Adidas, ou les t-shirts gris au chiffre du magasin, que la clientèle arborera fièrement dans les soirées à Zurich ou à Copenhague... Histoire de dire: je vais chez Gear (le sous-texte étant: "Devinez ce qu'il y a dans le fond de mon placard?") Plus tôt dans la journée, je monte jusqu'à Gesundbrunnen. Les travaux sur la ligne 2 du métro désarçonnent les voyageurs, qui n'en finissent pas de contrôler leurs plans et tournent la tête dans tous les sens sur les quais de la station Nollendorfplatz. Au retour, un crochet par le centre-ville. Häckesher Markt: une idiote tout sourire m'accoste en me parlant comme à un bébé, agitant les doigts, tête penchée, tandis que sa main me tend un flyer publicitaire. Je la regarde sans broncher, je passe mon chemin. Je repense au Berlin biscornu et indécis que j'ai fréquenté dans la première moitié des années 90. A cet appel d'air formidable subitement induit par le libre accès à une moitié de la ville longtemps secrète, avec ses quartiers décatis, pleins de trous, d'ombres, de façades délabrées, ou tout était à recréer. Enseignes désuètes, impact de balles dans des façades. Rails de tram brutalement interrompus... Bitume cédant le pas à des pavés hors d'âge... On avait sans cesse l'impression de se promener dans le passé. Chaque coin de rue était une page vierge. Vingt ans après, tout est joué: les pages sont écrites, les quartiers ont trouvé leur identité. Reconstruction, densification. Gentrification. Prenzlauer Berg ripoliné et embourgeoisé. Mitte livré aux touristes, acheteurs de chaussures et gobeurs de sushis. J'ai la nostalgie de ce puzzle de possibles. Quasiment rien ne reste de la "ville ouverte" que j'ai eu la chance de connaître, à une époque charnière, qui n'a pas duré dix ans. Les possibles se sont donc réalisés. Avec leur corollaire: des gens qui vous parlent en anglais, comme à des bébés, en vous tendant des prospectus aux coins de rues.

Retour en train jusqu'à Zoo. Ce quartier terrible n'en finit pas de gesticuler pour attirer l'attention, mais n'a rien à montrer que d'arrogantes verrues, des grands magasins, des centres commerciaux clinquants, ternes sous la lumière oblitérée. Le coin est sens dessus-dessous. On détruit le cinéma Zoo Palast. On refait la chaussée, on assainit la ruine de la Gedächtniskirche, emballée dans un fourreau, sorte de rampe de lancement de fusée. Je marche jusqu'à Wittenbergplatz, à travers une cohue de touristes qui débordent des stands d'un marché. Comme s'ils se concentraient, se complaisaient dans ces lieux où il n'y a en fait rien à voir, que des choses à acheter. En face de chez moi, une friperie. Je descends voir. Hallucinante caverne éclairée aux néons, bourrée de portants rotatifs harassés par le poids d'atroces nippes, accrochées serré. Clientèle de gamines hystériques, un jeune Berlinois speedé en bottines, looké 80's, juste sorti de sa voiture. Avec la musique coldwave qui sort des hauts-parleurs, impression de revenir en 1985. Trop pour moi.

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