Dans la jungle


Aux Avants, le sentier s'enfonce au détour d'une maison. Tapissé de feuilles mortes, il plonge vers le vallon d'abord invisible, dissimulé par la ramure, où le torrent bruisse. Mais tout de suite la pente devient forte. On a ménagé là des marches, qui facilitent le cheminement, comme les centaines de racines où les pieds prennent appui face à la combe, parfois vertigineuse. Quelques dizaines de mètres plus bas, on est happé par un monde autre, à la lumière verte et brune, à l'odeur moussue. On se rend vite compte sur sans le maillage souterrain infini des racines, il n'y aurait là aucun chemin. Rien qu'un abîme de roche tranchante, inhospitalière. Cependant, ici et là, les intempéries ont fait sauter quelques mailles: le pied soulevé d'un arbre couché révèle cette incroyable résille qui leur permet de puiser leur force dans le sol. Et surtout, on découvre plus bas de très gros blocs de pierre, un jour précipités vers le fond du vallon, écrasant les arbres sur leur passage, pour s'arrêter sur un replat, ou s'appuyer sur une autre pierre, tombée auparavant. Mais le temps a passé; la mousse tapisse patiemment ces blocs, leur donne un air inoffensif, arrondit leurs angles. Surtout, des arbres, puisant dans de petites anfractuosités de la pierre le substrat nécessaire, ont jailli de ces cailloux et vivent leur vie forestière dans ces îles échouées, comme leurs semblables de la pleine terre.
Le sentier descend, remonte parfois un peu, emprunte des passages en surplomb, des claires-voies de bois, des ponts arqués d'autres âges, certains vertigineux. Ils laissent voir la roche (molasse? calcaire?) inlassablement polie, ménagée au gré des courants serpentins de l'eau, précipitée puis subitement relâchée, creusant ça et là des marmites torrentielles d'une parfaite rotondité, ou sculptant ici des baignoires, là des sortes de boudins au flanc du rocher. Un moment, on croise l'aqueduc de la Ville de Lausanne qui franchit là la Baye de Montreux. Il conduit les eaux de la source du Pont-de-Pierre jusqu'au réservoir du Calvaire, à travers le vignoble de Lavaux. Cela m'amuse de penser que je ramène près de la source l'eau du sirop de ma gourde.
Mangé par la canopée, le ciel fait comme une ligne blanche au-dessus du val. Le feuillage est partout dans ce monde vertical. Le long de parois où plongent des filins de lierre. Sur la roche, où les fougères, capillaires des murailles colonisent chaque fente, comme ces plantes à feuilles simples, lisses et vertes comme des lézards, dont j'ignore le nom et qui donnent l'impression de se promener au fond de la jungle. Mais subitement, au détour du sentier, un mugissement se fait entendre. De la verdure apparaissent subitement les piles d'un viaduc haut comme le ciel, qui enjambe le vallon pour s'aboucher aux voûtes du tunnel de Glion. On est donc passé là haut des milliers de fois, à cent à l'heure, comme maintenant les gens dans leurs voitures rugissantes, là-haut, qui entrent et sortent des galeries: des bulles de civilisation qui filent, septante ou huitante mètres au-dessus de la gorge sauvage, sans la moindre idée du monde primitif qu'elles survolent... Ensuite le sentier remonte, contourne une ruine et s'apprivoise vite au contact des premières maisonnettes des Planches. Il se transforme en ruelle, bordée de murets. Voici les pavés, voici les platanes: la ville, encore agrippée à la pente qui reste vertigineuse. On passe un pont: la Baye coule là, trente mètres au-dessous de nos pieds. Elle file encore dans des berges saines. Mais juste en contrebas, on voit déjà les enrochements qui la bordent, et qui ne rendront au lac qu'un triste cours d'eau, qui roule dans son lit de pierres grises comme un clochard flottant dans un costume trop grand.

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