Il est mort le Phénix


La douce lumière du soir caresse le visage des voyageurs, enlumine la campagne que traverse notre train. Paysages verdoyants, forêts, constructions en plus en moins grandes concentrations. A la frontière de Fribourg, l'ombre mange un vallon où se tapit un moulin délabré, au bord d'une route timide. Après la magie solaire du mélange de l'or et du vert criard, cette vision crée une nostalgie immédiate – elle illustre la perte de pouvoir de la lumière, la nuit qui prend le dessus. Je voyage seul, comme autrefois, et je me souviens d'un soir (dans un train de la ligne de Bienne) où je faisais le même trajet. Zurich m'attendait, pour tromper la tristesse de la rupture d'avec Alex, et m'offrir, croyais-je, des aventures inoubliables. J'écoutais Keziah Jones dire "Quels sont les mots pour exprimer l'inexprimable? Il me semble que l'on comprend toujours tout de travers..." Qu'en est-il de mes attentes ce samedi soir? Ont-elles évolué depuis ce début du printemps 2006? Pas vraiment, en fait. Mais pour l'heure je savoure ce tête à tête avec moi-même, ce moment d'intimité, de rêveries ferroviaires, les oreilles pleines de musique.
Olten. La nuit est tombée, des hordes de fêtards montent dans le train. Un groupe de Brésiliens s'installe à côté, dans le coin "salon", se prépare des cocktails sur le guéridon en mélangeant des canettes de Red Bull M-Budget et de fiasques de vodka aux couleurs vives, débouche des bouteilles de mousseux bon marché. Une fille extirpe de son sac une paire d'escarpins argentés et passe de longues minutes à en ajuster les lacets, qui finissent par gainer ses mollets foncés d'une délicate résille. Tout ce petit monde se prépare à une nuit de légèreté et d'ivresse. Comme moi, en fait.
A Zurich, l'ambiance électrique du samedi soir. La gare grouille de gens, de bruit. Un concert de rock emplit la halle des pas perdus de décibels sourds. Quelques kilomètres plus loin, Schlieren est infiniment plus paisible. En avance, je marque une pause d'un quart d'heure, sur un banc. Une placette en retrait de la grand-route, dont les pavés disjoints laissent la place à quelques herbes folles. Sous un grand arbre dont je ne peux deviner l'essence, une fontaine rescapée d'un temps révolu, la conque gravée d'indications qui semblent destinées aux cochers. J'imagine les bœufs, des chevaux fatigués, s'abreuvant là au retour de foires...
La fréquentation du Rage est honnête. Les soirées pour fétichistes cuir-latex sont toujours moins courues que celles placées sous le signe du sport... Je me change dans la cabine du Sector C où j'utilise les casiers à disposition (beaucoup plus confortable que de se déshabiller dans l'entrée, en fait. Pourquoi ne l'avoir jamais fait avant?) Je commence mes rondes. Le sous-sol a été réaménagé de façon plus fonctionnelle: des cabines remplacent le bar, repositionné sur ce qui était la piste de danse, qui ne servait de toute manière à rien. Je rencontre deux types, dans le genre ours. A la montre du second, je constate qu'il est déjà deux heures. Une dernière ronde me confirme qu'il est temps de m'en aller: il reste peu de clients. Tout le monde a déjà joui. Je me change, quitte la boîte. Un taxi est à la porte: il m'emmène à Farbhof.
Signe suspect: le couloir d'entrée du Laby est désert. On entend à peine les basses de la discothèque. Deux types, dont un sévèrement fracassé, fument, accroupis au sol. Hilares, ils me disent que je suis courageux de venir dans cette boîte étouffante, où l'on est au coude à coude. Je comprends que l'endroit est vide. Je paie mon ticket, laisse mon sac au vestiaire vide, tire la porte. La salle est saturée de brouillard artificiel, poudré de lumières roses et vertes. Quand cette atmosphère se dissipe un peu, je constate qu'il n'y a effectivement personne, hormis quelques types échoués sur les sofas, qui contemplent leurs iPhones. L'un des fumeurs de l'entrée me rejoint, on entame la conversation, puis on s'embrasse. Le DJ Michael K. s'affale dans un canapé à l'autre bout de la pièce, solitaire. Son collègue assure un service minimal aux platines. Le temps passe et les quelques clients égarés là s'en sont allés. Soudain, le videur se penche vers mon sofa, et m'indique qu'il me faut récupérer mon vestiaire: ils ferment. Il est 3 h 40. Mon train ne part qu'à 5 h20... Je m'en vais dans la nuit frisquette, je croise les deux fumeurs (le fracassé se glisse une pipette de GHB dans la bouche après avoir bu une gorgée de jus de fruits). Mort de fatigue, mes yeux cherchent un balcon, un jardin où je pourrais m'allonger un peu. Je fais le détour par Albula-Strasse, le Loop38 et l'Xces-Club sont fermés. Fidèle balise nocturne de ce coin de ville, le McDonald's de la Hohlstrasse est illuminé: s'y presse une clientèle jeune, qui parle fort un mélange ahurissant de serbo-croate et de suisse-allemand, sous l'œil noir de vigiles râblés. L'estomac calmé, je marche jusqu'au Hardbrücke où la silhouette massive de la Prime Tower se découpe, noire, dans la lumière indigo de l'aube. Partout, des groupes de noctambules, affamés ou ivres. Et moi... Je repense à cette soirée qui n'en était pas vraiment une. Faut-il la regretter? Ou juste en tirer les enseignements: le temps du Laby définitivement révolu, une virée au Rage nécessite de s'assurer le gîte en ville. Punkt.
Les propriétaires du Laby ont-ils cru qu'il leur suffisait d'ouvrir un Nième club, (intrépidement baptisé Phoenix), pour que tout recommence comme il y a dix ou quinze ans? Ont-ils vraiment imaginé le remplir chaque week-end, alors que le Lotus était déjà vide les derniers temps? N'ont-ils pas réalisé que leur clientèle avait vieilli? Cru que la jeunesse allait la relever? C'est de la naïveté, ou de la stupidité. Ou de l'arrogance. Comme dirait Igor: Weisch? Züri isch vorbei. Le Zurich qu'on a connu en tout cas, je le crains.

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