Chez Zurcher


Amputé de l'immense salon qui donnait sur le quai et le lac (convertis en lofts certainement rentables), l'endroit est un peu navrant, pour qui a connu la confiserie Zurcher d'il y a vingt ou trente ans. C'était un endroit très moderne – le bâtiment a été inauguré vers le milieu des années septante; mais l'enseigne perpétuait une tradition locale datant de l'émergence de Montreux: la tradition du salon de thé, amenée là par les Anglais qui ont, de fait, créé cette cité et lui ont conféré son caractère artificiel si particulier. On y allait le mercredi après-midi, avec Pap. J'avais huit, dix ans et nous avions là-bas toutes sortes de rituels. Nous nous trouvions une petite table ronde dans le salon lac, le plus près possible des musiciens (un vieux couple de Belges, elle pianiste, frappée par la poliomyélite, devait porter une chaussure à semelle surcompensée; lui, violoniste, avec ses petites lunettes démodées, son air sévère, me fascinait autant que son instrument.) On commandait du "thé portion". Une serveuse posait sur la nappe empesée une paire de tasses en porcelaine et un plateau d'argent supportant une théière, un pot d'eau bouillante et un pot à crème du même métal, blanc, mat, régulièrement massé dans des cylindres pleins de billes d'acier. Ensuite, j'allais chercher les pâtisseries au comptoir, qui se trouvait côté rue. Il fallait traverser le long couloir qui reliait cette partie du commerce au salon lac. Et c'était comme de passer d'un monde à l'autre. D'un milieu clinquant, baigné par une lumière abondante qui entrait à flot par les baies vitrées (elles couraient sur toute la largeur de la pièce), d'un endroit sonore, rythmé par la musique qui ne s'interrompait brièvement que toutes les dix minutes environ, on gagnait un espace plus fade, plus sombre, plus anodin, moins intime aussi, car parasité par le va-et-vient de la pâtisserie, par une clientèle de passage, étrangère au rituel du thé. Entre ces mondes, le couloir constituait un passage assez étroit, feutré, aux couleurs sirupeuses, beige, jaune. Le long d'une interminable paroi de chêne s'alignaient d'énormes bergères qui se faisaient face, de part et d'autre de petits guéridons, intimement éclairés. Vers le milieu du couloir, près de l'alcôve tapissée de feutre rouge où brillait un automate à cigarettes, on n'entendait plus que vaguement la rumeur du salon lac. La moquette épaisse étouffait les sons, créant une intimité. C'était l'endroit de dames en confidences, ou de messieurs plongé dans leur journal... La partie "rue", orientée au nord, était éclairée par un énorme lustre composé d'une multitude de lames de verre laiteux, légèrement jaune. Sans cesse, les portes vitrées électriques coulissaient. Des gens entraient, sortaient, gagnant le salon de thé ou simplement le comptoir de vente. On me servait. Je repartais avec mes assiettes, je reprenais le couloir où mes pupilles se dilataient, avant que la lumière vive du grand salon ne les aveugle brièvement. Mes chaussures "du dimanche" y retrouvaient cette moquette hallucinante, à médaillons noirs et mauves. Je recherchais notre table au-dessus d'une mer de têtes de vieilles dames, la plupart fardées, certaines chapeautées (ma mère, qui ne comprenait pas que je prenne plaisir à passer mes mercredis après-midi dans ce décor suranné, les traitait de "vieux tableaux". Or j'avais besoin de me réfugier dans des recoins où le temps ne passait pas, des lieux d'habitudes où jamais, jamais ne pourrait survenir aucun changement). Sur les tables, entre les tasses, les théières et les assiettes de gâteaux entamés, les taches colorées et carrées des paquets de cigarettes Dunhill, turquoises ou verts foncés, parfois bordeaux. Nous attaquions nos gâteaux, des "S" au chocolat, des caracs, des mille-feuilles... On rajoutait de l'eau dans la théière (le thé devenait de plus en plus âcre malgré tout), puis Pap allumait un cigare. Un Churchill "morning", que je lui achetais chez la dame au tabac voisin. L'orchestre attaquait "Les bateliers de la Volga". Je regardais les musiciens, la chaussure brune à grosse semelle de la pianiste qui pompait gaillardement sur les pédales de son instrument; ses poignets, chargés de diverses pendeloques, qui ajoutaient une rythmique argentine à leur musique; sa dextre, qui planait souvent en l'air quelques secondes avant de fondre sur le clavier (Mamour, à qui j'avais décrit cette élégance, avait rétorqué que c'était "vulgaire"...); l'air gourmé de son mari, son double-menton calé sur une serviette blanche – il suait, en lançant son archet vers le plafond pour un accord final.
C'était l'heure de pointe, la musique peinait à couvrir le brouhaha des conversations. Derrière nous, sur une paroi décorée de panneaux cannés et de peintures de style Laura Ashley, une grosse pendule neuchâteloise sonnait quatre, cinq heures, d'un ton fêlé. En automne-hiver, la nuit tombait lentement. On allumait les lustres en forme de soleils d'acier, chargés de spots qui diffusaient une lumière très brillante, tandis que les baies vitrées viraient au noir laqué. Peu à peu, les "vieux tableaux" remisaient leurs Dunhill dans des sacs à main de cuir et s'entraidaient à l'heure de remettre leurs fourrures. Les musiciens exécutaient leur morceau d'adieu, toujours le même. Quelques applaudissements polis, feutrés. Ils s'inclinaient en souriant. Puis la pianiste décrochait un manteau en poil de chameau d'une patère dissimulée derrière un panneau décoratif. Nous partions à notre tour, traversions le couloir. L'air frais nous piquait sur l'avenue du Casino. Le bruit de la circulation. La lumière vive et blanche devant l'entrée de l'Innovation balayée par un courant d'air qui sentait le grand magasin. L'éclairage jaune du café "Au Clou". Au kiosque, je regardais toujours si le petit oiseau dans une cage dorée chantait ou pas (c'était une mécanique). Sur la place, la silhouette arachnéenne, sombre, du Marché couvert. On retrouvait la voiture sous la halle décatie, pleine de fientes, livrée aux pigeons. Je m'installais à l'arrière, sur la banquette de simili glacée, dans l'odeur infecte du cigare froid. Je me serrais dans mon manteau. Avenue du Casino, je regardais défiler, toujours plus vite, la devanture de Zurcher. Puis la Bavaria. Les magasins éclairés sous les arcades de l'Hôtel National. Le vieux bâtiment de "l'Ecole polyglotte". La gare de Territet. Ensuite, la ville s'effilochait. On passait Chillon. L'air dans la voiture se réchauffait timidement. Pap conduisait en mâchonnant son dentier. Passé Villeneuve, la route se perdait dans une nuit d'encre, piquée à l'horizon par les lumières des raffineries où tremblait une torchère.
Le soir, de nouveau. Le lendemain, l'école. Le temps reprenait ses droits. La perspective de me retrouver sous le néon grésillant de la cuisine ne me procurait aucune espèce de joie. 


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