My own private inferno

C'est peut-être l'adresse d'un site dans le filigrane d'une image qui me met sur la voie. Ou alors un lien sur une ou l'autre page scabreuse. Que je tape l'URL ou que je clique sur un lien, peu importe. Le résultat est là: une page s'ouvre et c'est banco. Je suis tombé sur une mine. Une veine généreuse, bourrée de tiroirs, de sous-tiroirs. De recoins. Dès lors, je n'ai de cesse de creuser, d'exploiter ce nouveau site découvert. Je sais qu'il va combler, provisoirement, mon insatiable besoin, ma soif inextinguible de nouveauté en matière de pornographie. Bien sûr, je découvre ce filon prometteur un soir, quand il serait temps d'éteindre l'ordinateur, de lire et de s'endormir. Mais ça n'est plus possible. Maintenant que j'ai tiré le premier fil de la pelote, il faut que j'en dévide un grand bout. Je m'habitue très vite à la navigation tortueuse de ce site. Mes doigts acquièrent rapidement les automatismes nécessaires à la consommation frénétique, addictive, de ces nouvelles pages. Il s'agit en l'occurrence d'un portail consacré au dessin virtuel érotique, qui rassemble les création de nombreux artistes, essaimées dans différentes galeries plus ou moins thématiques. Dès que je repère un artiste dont les fantasmes sont en phase avec les miens, j'affiche l'ensemble de ses dessins. Parfois, ce ne sont que quelques images; parfois, plusieurs dizaines. Comme beaucoup sont en haute résolution, leur affichage est longuet. A cette lenteur s'ajoute encore la nécessaire manœuvre de sauvegarde de l'image sur mon disque dur. Car évidemment, je les rassemble: la collection fait partie de l'addiction. Mon disque dur s'alourdit; le temps passe. Il est une heure. Une heure trente. Deux heures. Fébrile, je continue mon exploration. Jusqu'à ce que je trouve l'image, celle dont la charge érotique provoquera enfin ma jouissance, celle qui me libèrera enfin.
Alors j'éteins brutalement l'ordinateur, les lampes, laissant sur la table basse les traces de mon repas du soir. Ma bouche est sèche, je passe à la cuisine boire un verre de sirop. Je vois des miettes, une casserole sale qui traîne sur la cuisinière. Je m'en veux de cette négligence: je passe un coup d'éponge sur le plan de travail, je lave vite la casserole. Au moins demain matin trouverai-je une cuisine propre... Je me brosse les dents, mes yeux piquent, je mets du collyre. Je passe le fil, je prends encore 30 secondes pour me rincer la bouche à l'eau dentaire. Au lit, je m'oblige à lire quelques pages avant d'éteindre. Dans le délicieux silence nocturne, j'entends le clocher sonner la demie de deux heures. Plus que cinq heures pour dormir. J'éteins enfin. Mais le sommeil ne vient pas. Mon esprit a été trop sollicité, mon corps aussi, des drogues naturelles flottent dans mon sang qui me tiennent éveillé, et vif. Et colère, contre moi-même, contre mon manque de discipline, mon propre esclavage. Ma dépendance à l'érotisme. Je sens mon corps vibrer de l'intérieur, comme collé à un diapason. Cette onde s'associe à de vagues couleurs qui défilent derrière mes paupières closes. Je me tourne, me retourne. Le lit grince. Je rallume, me relève, je croque un bout de somnifère. Je reviens me coucher, j'attends que ça fasse effet... Cela peut prendre encore une demie-heure...
Le lendemain, je me réveille pâteux, les yeux ensablés, qui le resteront toute la journée. Pourtant je retourne sur ce site à la première occasion: il faut que je poursuive l'exploitation de cette mine qui semble, cette fois, sans fond. Et je sais qu'il me reste encore la partie payante à visiter. La carte de crédit est prête. Je suis dans le domaine du déraisonnable où il n'y a guère de budget. Je me calme quand je commence à voir des images déjà aperçues, déjà sauvegardées. Voilà, je commence à épuiser la veine. L'attrait du neuf s'est émoussé. Alors, j'ouvre le dossier où j'ai rassemblé les images enregistrées, pour en jouir une bonne fois. Et je trouve qu'il n'y en a pas tant que ça. Je me souviens de certaines: pourquoi ne les ais-je pas sauvegardées? Je retourne sur le site, dans quel dossier étaient-elles? Ah oui... Le processus reprend.
Parfois, j'ai envie de fracasser l'ordinateur en le jetant sur le sol. Mais je sais que cela ne changerait rien au fond. Avant l'ère d'internet, mon addiction se déployait sur d'autres terrains, plus dangereux, plus salissants et énergivores. Finalement, mon frénétique pillage des mines numériques est plus inoffensif. Il a pour cadre mon appartement. Je ne dérange personne, je ne risque rien. C'est juste que je me fatigue – à tous les sens du terme. Je me fatigue d'être mon propre esclave sexuel.

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